— Du moment que vous n’avez rien vu, c’est tout ce que je demande, moi… Au revoir, madame… Bien du plaisir… Tout de même vous n’êtes pas reconnaissante, car je vous ai rendu un fameux service… Mais du diable si je m’en doutais…
Et Beaumôme, pirouettant sur ses talons, s’éloigna de lady Beltham, descendit dans le rouf, alla tout tranquillement se mettre à l’abri…
— Parbleu, pensa-t-il, je fais un drôle de métier, voilà que je veux travailler pour Nini, et c’est surtout M meGarrick que j’oblige… Tout çà, c’est pas très clair, mais zut pour la fanfare. Qu’ils se débrouillent entre eux…
Dix minutes après Beaumôme dormait du sommeil des innocents.
***
Vingt-quatre heures plus tard, à Londres, sur ces mêmes quais de la Tamise où l’assassinat de French avait été décidé, Beaumôme attendait Nini.
Et Beaumôme avait préparé toute une série de mensonges.
La fille, cette fois, n’était pas en retard. La femme de lord Ascott se précipita, haletante, vers Beaumôme :
— Eh bien ? demanda-t-elle…
— Eh bien ? c’est de l’ouvrage fait. French est refroidi et, à moins qu’il n’ait nagé jusqu’ici…
Mais Nini n’avait pas envie de plaisanter :
— Tu l’as foutu à l’eau ?
— Oui…
— Facilement ?
Beaumôme hésita…
Fallait-il avouer combien, en lui-même, le meurtre avait été aisé à accomplir ?
— Facilement ? non ! mais enfin il est dans le jus tout de même !… dame, tu sais, Nini, je ne suis pas un bonhomme à me laisser épater, moi…
— Il a crié ? il s’est débattu ? est-ce qu’on te soupçonne ?
— Plus souvent, quand je remets un type à zéro, ça se fait en silence… non, Nini, tu peux te caler sur les deux oreilles, personne ne se doutera jamais de rien. Mais tu sais ce que tu m’as dit, hein ? nous deux, maintenant ?…
— Bas les pattes ! cria Nini en se dégageant… bas les pattes. Je t’ai promis ce que je t’ai promis, c’est vrai… mais quand je serai tranquille… et je ne le suis pas.
Du coup Beaumôme fronça les sourcils :
— Quoi ? il y a encore quelque chose qui te gêne ?
— Oui…
— Et c’est ?
— Une bonne femme…
Beaumôme tressaillit, il eut peur :
— Une bonne femme ?
— Une policière… la Davis…
Beaumôme respira !
Il aimait infiniment mieux entendre parler de mistress Davis que de lady Beltham.
— Bon… si tu veux ?… celle-là aussi… hein ? qu’en dis-tu ? On l’épure, la police ?
17 – UN NÈGRE AMOUREUX
— Vous devez être en bénéfices, monsieur Sigissimons ?
— Véritablement, mademoiselle Daisy, vous me surprenez ?…
— En bénéfices, oui, la photographie d’art jointe au reportage photographique, constitue, assurément, une profession lucrative… ce commerce vous est éminemment favorable, et si j’en crois la comptabilité de votre maison, les recettes ont surpassé les dépenses d’une jolie quantité de livres sterling…
— En vérité, mademoiselle Daisy, je vous admire d’avoir pu obtenir en l’espace de quelques heures ce précieux renseignement… et je me demande ce qui vous empêche de devenir de la façon la plus régulière directrice de la comptabilité de ma maison. Souvent, j’ai entendu prétendre que l’on faisait dire aux chiffres absolument ce que l’on voulait… je suis fort heureux de voir que, par votre intermédiaire, ils accusent à mon égard des résultats favorables, mademoiselle Daisy, voulez-vous faire définitivement partie de la maison Sigissimons ?
— Vous êtes bien aimable, monsieur, mais j’ai peur de ne pouvoir rester longtemps chez vous…
— Cela vous irait cependant mieux de faire tranquillement des écritures, confortablement installée à un superbe bureau, que de vous livrer à des investigations policières… Moi, c’est tout le contraire, je suis commerçant par nécessité, photographe par destination, et il me semble que j’adorerais être détective…
— Monsieur Sigissimons, qui vous a dit que j’étais de la police ?
— Mais vous-même, mademoiselle Daisy, une dame de votre apparence, présentant tous les caractères d’honorabilité que vous présentez, et qui vient, comme ça, demander à travailler gratis dans un bureau, qui se donne un mal de chien pour connaître les opérations de la maison, qui fournit quatre fois plus de travail que les employés les mieux payés, ce n’est pas naturel… vous l’avouerez… au contraire, c’est très louche !… voyons, mademoiselle Daisy, n’essayez pas de me raconter des boniments, bien que photographe par métier, je ne suis pas un imbécile… vous êtes venue faire une enquête ?…
— Monsieur Sigissimons, autant vous l’avouer, puisque vous l’avez deviné. C’est vrai, j’appartiens à la police, je suis détective, mon nom n’est pas M lleDaisy, je m’appelle M meDavis…
— Que venez-vous chercher chez moi ?
— Un renseignement, monsieur Sigissimons, un renseignement ainsi que vous l’avez d’ailleurs compris : j’ai besoin de découvrir quelle est la personne qui est venue, il y a quelques semaines, faire photographier dans votre atelier un enfant de dix-huit mois à deux ans environ, que d’ores et déjà j’ai identifié : c’est un petit garçon nommé Daniel, et dont la mère n’est autre que Françoise Lemercier, la maîtresse de ce pauvre Garrick.
— …De ce pauvre Garrick que la Cour d’Assises vient de condamner à être pendu ?… Oui, je suis au courant de cette affaire, madame Davis…
— Ne m’appelez pas M meDavis…
— Pourquoi, puisque c’est votre nom ?
— Précisément parce que c’est mon nom. Je vous ai révélé ma qualité, à vous le directeur de la maison, mais il est inutile que tout le personnel sache ce que je viens faire dans votre administration…
— C’est juste, madame Davis, pardon, mademoiselle Daisy… mais qu’y a-t-il ?
La porte du bureau dans lequel le photographe Sigissimons et M meDavis, la femme détective, membre du Conseil des Cinq, s’entretenaient ainsi, venait de s’ouvrir subitement, livrant passage à un nègre du plus beau noir, à la haute stature, aux épaules carrées. Vêtu d’une grande houppelande verte garnie de boutons brillants et de galons d’argent, il portait sur la poitrine des aiguillettes d’or, sur sa chevelure crépue se dressait une immense casquette à la visière vernie ; les pieds du personnage étaient chaussés de larges souliers jaunes, cependant que ses mains étaient dissimulées sous d’immenses gants blancs aux doigts trop longs…
Ce nègre était le « chasseur » de la Photographie Sigissimons.
— Moussié, dit le serviteur en s’adressant à son patron, dans son jargon, moi venu ici pour te dire qu’il y a en bas quelqu’un venu pour faire son portrait… Veux-tu que je lui dise de monter devant grosse machine qui imite les fiacres ?…
M. Sigissimons, tout en considérant M meDavis, demeurée impassible, réprimait une forte envie de rire.
Il réexpédia le noir à son poste officiel, c’est-à-dire devant la porte d’entrée, où il avait charge de constituer une réclame vivante.
— Job, déclara-t-il, ce n’est pas à vous de venir faire ces commissions. Vous ne devez pas quitter le hall, je vous paie pour qu’on vous voie, et fichtre, vous en valez la peine…
— Bon… bon… moussié, répondit le nègre, toi pas fâché… moi descendre sur le trottoir, moi dire à bonne femme de t’attendre dans le salon…
M meDavis et Sigissimons reprirent leur entretien.
— D’où connaissez-vous ce nègre, cher monsieur ?
— Mais je ne le connais pas du tout, je l’ai embauché voici huit jours sur sa bonne mine, sa belle couleur et sur la foi également d’une petite annonce du Times.
M meDavis hocha la tête :
— Ce n’est pas très prudent de prendre n’importe qui…
Sigissimons haussait les épaules :
— Tenez, madame Davis, rien qu’à votre attitude perpétuellement soupçonneuse, j’aurais deviné que vous apparteniez à la police… les moindres choses paraissent compliquées aux gens de votre profession, et vous voyez toujours des faits mystérieux là où il n’y a rien…