— Brigadier, dit Pancrace, ces deux hommes…

Le brigadier Sosthène était homme de devoir.

Bien qu’intérieurement, au plus profond de sa conscience, il eût fort envie à ce moment d’envoyer au diable son zélé subordonné, il se rendit compte qu’il devait se rendre à sa prière. Et en avant pour l’interrogatoire d’identité des deux suspects.

Les deux pauvres bougres se regardèrent ayant l’air fort interloqués.

— Dame, commença celui qui paraissait le plus âgé ; dame, mon brigadier, ça n’est pas de refus. Si c’est que vous voulez savoir, comment nous nous appelons, on va vous le dire.

— Et plus vite que ça.

— Eh bien voilà, mon brigadier. Mon compagnon, c’est Victor et moi c’est Jean, Jean-Émile ou Émile-Jean comme vous voudrez.

À la vérité, cette réponse n’offrait aucun caractère suspect.

Tout autre que le brigadier Sosthène eût même estimé qu’il était parfaitement légal de s’appeler Victor et Émile-Jean, mais le brigadier Sosthène se targuait d’un flair exceptionnel.

Toujours pour étonner la petite servante, qui maintenant le considérait avec des yeux stupides, car elle commençait à le trouver fort beau dans l’exercice de ses fonctions, le brigadier Sosthène se mit à hurler :

— Je m’aperçois mon gaillard, que vous êtes des fortes têtes. Victor, eh, eh, comme le prince Napoléon ? Tiens. Et la République alors ? Moi, je crois que votre cas va être clair. Alors, votre camarade s’appelle Victor et vous Émile-Jean ? Gendarme, écrivez cela. Vous avez des papiers sans doute ?

Le pauvre bougre, qui paraissait maintenant complètement ahuri sous le flot de paroles du brigadier, hocha négativement la tête :

— Non. On n’a pas de papiers. Dans notre profession…

— Je vois ce que c’est votre profession ? Qu’est-ce que vous faites ?

— Mon brigadier, on est « sur le trimard », mais on est quand même de braves gens.

— Suffit, dit le brigadier Sosthène, gendarme, buvez votre pichet de cidre, et fouillez-moi ces personnes. Il n’y a pas d’honnêtes gens là où il n’y a pas de papiers.

Évidemment l’affaire se corsait.

Les deux gendarmes étaient partis le matin même en tournée d’inspection, sur un ordre de leur colonel qui leur avait enjoint de mieux surveiller les routes où pullulaient les gars de batterie, les chemineaux sans abri. Ils songeaient vraisemblablement que le hasard venaient de les mettre en présence d’un de ces « dangereux » individus qui n’hésitent pas à voler des pommes et même à assassiner les poules.

Il fallut une seconde à peine au gendarme Pancrace pour avaler son pichet de cidre, et encore le fit-il avec une si grande précipitation qu’il manqua s’étrangler.

Et merveilleux de dignité, le képi en arrière, les bras grands ouverts, le gendarme Pancrace s’approcha des deux chemineaux.

Et il s’apprêtait à fouiller, de force, dans les poches du plus âgé des trimardeurs… lorsque, soudain, avec une souplesse dont on ne l’aurait pas cru capable à première vue, le misérable glissa sous les bras du pandore, sauta d’un bond auprès du brigadier, qui, déjà légèrement apeuré, fit de vains efforts pour sortir du fourreau son sabre gigantesque.

— Brigadier, déclara le trimardeur, conformément à la Loi, je réclame le droit de ne parler qu’à la gendarmerie devant votre colonel.

Et, en même temps, le trimardeur tirait de sa poche un grand portefeuille rouge qu’il agitait triomphalement :

— Oui, j’ai des papiers. Mais ce n’est pas à vous que je vais les confier. C’est au colonel.

Tandis que la petite servante pensait s’évanouir d’effroi et hurlait maintenant d’inintelligibles invocations à la vierge Marie, à sainte Anne d’Auray, à saint Joseph son patron, les deux gendarmes échangèrent des œillades affolées.

— Diable de diable, dit Pancrace, c’est à n’y rien comprendre du tout, brigadier. Il disait tout à l’heure qu’il n’avait pas de papiers, et puis maintenant il a un portefeuille, et puis il a à parler au colonel. Bon dieu de bonsoir, qu’est-ce que signifie tout cela ?

Le brigadier n’était pas beaucoup plus rassuré.

Lui aussi, d’un œil sans expression, mais où se lisait un ahurissement absolu, contemplait le chemineau qui avait déclaré s’appeler Émile-Jean, et qui, maintenant, debout à ses côtés, le visage dur, l’air impassible et furieux, semblait attendre qu’il prît une décision.

— Bon dieu de bonsoir de bois et nom d’un ventre rouge de nom de gendarme, jura le brigadier Sosthène. Gendarme Pancrace, au nom de la Loi, je crois qu’il convient nécessairement de mettre en état d’arrestation et d’incarcération ce particulier-là ?

Puis, soudain, considérant que le chemineau Émile-Jean avait un compagnon, le brigadier Sosthène ajoutait :

— Mais, voyons un peu à voir, gendarme Pancrace, si le nommé Victor, susdit et désigné, n’a rien de dangereux ni de compromettant sur lui ?

Le gendarme Pancrace n’écouta que son courage.

Tout comme il avait voulu le faire pour le chemineau Émile-Jean, il s’avança donc les bras ouverts dans la direction du chemineau Victor.

Le digne Pancrace n’avait pas fait deux pas dans la direction du second chemineau, qu’exactement à la façon dont Émile-Jean avait agi, Victor se glissait sous ses bras, échappait aux mains velues qui se dirigeaient vers lui.

Le second trimardeur cria, lui aussi :

— Brigadier, arrêtez-moi si vous voulez, mais je ne parlerai que devant votre colonel.

***

Sept kilomètres sont peu de chose.

Si ce n’est lorsqu’il faut franchir ces sept kilomètres menottes aux mains et marchant à pied entre deux gendarmes qui se prélassent, eux, sur leur robuste monture.

Or, c’était à pied, entre leurs deux chevaux, et les tenant par de longues menottes dont il gardait la chaîne en main, que le brigadier Sosthène et le gendarme Pancrace avaient ramené à la gendarmerie leurs deux prisonniers.

Il n’était donc pas étonnant qu’Émile-Jean, tout comme Victor, les deux trimardeurs, fussent littéralement rompus de fatigue au moment où, toujours grave et digne, le brigadier Sosthène vint les chercher dans la chambre de force où on les avait bouclés, pour les conduire auprès du colonel de gendarmerie, averti de leur arrestation, et probablement désireux de les interroger.

— Criminels, ordonna le brigadier Sosthène, mettez-vous debout, et pas à pas en marchant, suivez-moi. Vous allez voir le colonel.

Le brigadier Sosthène, cependant, qui n’était pas peu fier d’avoir arrêté deux assassins, qui « devaient être » prochainement « convaincus d’assassinat », avait-il affirmé à tous ses collègues, devait aller de désillusion en désillusion.

À peine, en effet, le digne sous-officier eut-il conduit dans le cabinet du colonel de la gendarmerie les nommés Victor et Émile-Jean, que le colonel, d’un geste aimable de la main, congédiait le brigadier Sosthène.

— Cela va bien, mon ami, je vous rappellerai tout à l’heure.

Puis, l’ordre donné, le colonel avait ajouté, comble d’ingratitude :

— Fermez la porte, n’est-ce pas, et mettez un planton devant mon cabinet. Je désire que personne n’entende l’interrogatoire de ces deux hommes.

***

Pourquoi le colonel de gendarmerie avait-il renvoyé le brigadier Sosthène au moment où il s’apprêtait à interroger les deux trimardeurs ?

L’inséparable compagnon du gendarme Pancrace se le demandait, certes, mortifié.

Il eût été bien autrement ahuri, si la porte une fois refermée sur lui, il avait pu apercevoir le sourire qui flottait sur les lèvres de son chef. Car, en vérité, le colonel Mastillard souriait.

Il souriait même des plus ostensiblement, en regardant les deux trimardeurs, en leur disant, d’une voix fort aimable :

— Êtes-vous satisfaits, messieurs ? Mais, avant tout, désirez-vous prendre quelque rafraîchissement ? Croyez que je suis au regret de n’avoir pu adoucir votre sort, mais je tenais à exécuter fidèlement la consigne qui m’avait été transmise.


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