— Chef, c’est le chef de mon chef qui désire parler à mon chef.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ?
Joseph, de plus en plus troublé, allait répéter sa phrase obscure, aux allures de rébus, mais Juve, précipitamment, avait couru à l’appareil. À l’autre bout du fil il reconnaissait la voix du Directeur de la Sûreté, de M. Havard, qui lui disait :
— C’est vous Juve ? Je suis bien content de vous savoir rentré à Paris. Passez donc d’urgence à mon bureau, il importe que nous nous mettions d’accord sur les mesures à prendre à l’occasion de la prochaine arrivée à Paris de l’Empereur de Russie. Et puis vous me raconterez l’affaire du Skobeleff. Qu’est-ce que c’est donc que cette histoire-là ? J’imagine que Fantômas y est pour quelque chose.
— Peut-être, répondit Juve qui, prenant son chapeau et son pardessus, partit aussitôt pour la Préfecture de Police.
14 – L’HEURE FATALE
— Je sors pendant une heure.
— Yes, mister Bolton.
— Je rentrerai d’ailleurs assez tôt.
— Yes, mister Bolton.
— Et demain matin vous me réveillerez à cinq heures et demie précises.
— Yes, mister Bolton.
Cependant que le client du Britannic-Hôtelqui donnait ainsi ses instructions, nettes et précises, s’exprimait dans un français très pur, bien qu’il eût l’aspect caractéristique d’un naturel d’Outre-Manche, le garçon s’obstinait, lui, à lui parler dans la langue de Shakespeare, qu’il écorchait.
Néanmoins, les deux hommes s’étaient très facilement compris et le voyageur sans répondre aux salutations exagérées du domestique, fit avancer une voiture devant la façade de l’hôtel de la rue de Rome et y monta aussitôt.
Fred Bolton se fit conduire à toute allure à la gare du Nord. Il changea de véhicule après avoir passé à la consigne d’où il retira une valise. Puis, il ordonna au cocher de le mener rue Duphot, à l’hôtel de la Paix. Lorsqu’il descendit de voiture, l’homme à l’allure anglaise avait changé d’aspect. De roux qu’ils étaient précédemment, ses cheveux étaient devenus bruns. Lorsqu’il se présentait au bureau de l’hôtel, la caissière, dont il était évidemment connu, le salua d’un :
— Bonjour, monsieur Archinet, familier et cordial.
— Chère madame, donnez-moi, je vous prie, la chambre du rez-de-chaussée, vous le savez, l’état de mon cœur m’interdit les escaliers, ainsi que l’ascenseur.
La caissière appela un domestique qui prit les bagages du voyageur, cependant, qu’aimable, toujours, elle répondait à celui-ci :
— Nous connaissons vos habitudes, monsieur Archinet, la chambre que vous occupez d’ordinaire est à votre disposition.
— Eh bien, poursuivit ce bizarre habitué de l’hôtel, je suis très fatigué, je comptais aller voir mes enfants ce soir, mais la banlieue me fait peur. Elle est trop loin. Je vais me coucher. Inutile de me réveiller. Demain, au petit jour, je partirai pour me rendre comme d’ordinaire chez mon gendre, à Boissy-Saint-Léger. Et il est probable, mademoiselle, que je n’aurai pas le plaisir de vous voir demain matin.
— En effet, monsieur, poursuivit la caissière, je veille ce soir jusqu’à minuit. Ce sera ma remplaçante.
L’individu qui, à l’hôtel de la Paix, répondait au nom d’Archinet, ne tarda pas à éconduire le garçon exagérément complaisant qui s’éternisait dans sa chambre.
Sitôt le serviteur parti, il ferma sa porte à double tour, éteignit, mais il ne se coucha pas.
Le mystérieux M. Archinet entrebâilla sa fenêtre, s’assura que la cour sur laquelle elle donnait, était absolument déserte, il enjamba alors le petit balcon, puis, se dissimulant le long du mur, il gagna la sortie de service de l’hôtel et se retrouva dans la rue sans que personne eût pu soupçonner son départ.
Frédérik Bolton qui, rue Duphot, s’appelait M. Archinet, prit alors une troisième voiture qui le transporta rue des Saints-Pères où il descendit devant un troisième hôtel aux apparences modestes mais confortables, qui portait pour enseigne : Aux Amis de la Gironde.
M. Bolton-Archinet avait encore changé de physionomie. Il avait sur ses cheveux naturels, une perruque blanche et sa lèvre rasée s’ornait d’une épaisse moustache grise.
Le patron, un robuste Gascon, vint à lui, la main tendue :
— Hé, tiens, M. Collimasque. Quel bon vent vous amène ?
— Mon cher patron, répondit l’énigmatique voyageur, ce n’est pas le vent mais le chemin de fer, je descends de la gare d’Orsay à l’instant même, j’arrive de Bordeaux.
— Une chambre, monsieur Collimasque ?
— Bien entendu, patron.
— Voulez-vous le 23, on y est très bien, vous en avez l’habitude.
— Va pour le 23, répliqua avec enjouement celui qui, successivement venait d’être appelé Bolton, Archinet et Collimasque. Seulement je ne monte pas me coucher de sitôt, voilà bien trois semaines que je ne suis pas venu à Paris, vous pensez bien que j’ai envie de faire un petit tour.
— L’hôtel est ouvert toute la nuit, faites donc comme chez vous.
— Oh, comme chez moi, poursuivit le voyageur, mieux que chez moi, car je vous promets bien qu’à Bordeaux, si je m’avisais de rentrer après onze heures du soir, la bourgeoise ferait une musique épouvantable.
— Tandis qu’à Paris, ni vu ni connu…
— Surtout, comme je rentrerai peut-être tard, ne me faites pas réveiller. Je descendrai bien tout seul.
À peine avait-il regagné la rue des Saints-Pères que le personnage aux trois noms, reprenait encore une voiture, et ce n’était pas pour se faire conduire dans les endroits de plaisir comme en fréquentent volontiers les provinciaux à Paris. Le pseudo vieillard donna à son automédon, l’adresse du Britannic-Hôtelet, quelques instants après, M. Collimasque, qui rue Duphot venait d’être M. Archinet, redevenait l’Anglais Frédérik Bolton au Britannic-Hôtel.
Lorsque le faux Anglais eut regagné sa chambre, ayant soigneusement fermé les rideaux des fenêtres, il tourna le commutateur et se mit en devoir d’enlever sa perruque, de supprimer les favoris roux qu’il avait substitués depuis quelques instants à sa moustache grise et il apparut enfin tel qu’il était.
Ce mystérieux individu n’était autre que Fantômas.
C’était bien le bandit qui, désormais, seul et sans témoin, ne jouait plus de comédie, ne tenait plus de rôle. Il se déshabilla lentement, le front soucieux, puis, une inspiration subite le détermina à remettre sa perruque rousse et ses favoris jaunes. Il sonna alors, se fit monter par le garçon de l’eau chaude et les journaux du soir, puis il boucla sa porte.
***
Fantômas, machinalement, avant de se mettre au lit, avait déchiré la bande d’un journal qu’il déployait devant lui.
Mais, le bandit ne lisait pas : il était préoccupé. Soudain, celui que l’on avait tant de fois qualifié d’insaisissable, et qui ce soir-là se disposait à passer une nuit paisible et tranquille comme la nuit du plus honnête des bourgeois, tressaillit soudain en considérant le journal qu’il avait sous les yeux.
Cette feuille, en effet, portait la date du 24 mars.
Le bandit tira sa montre :
— Dix heures, fit-il, et dire que je n’y songeais plus. Me suis-je donc trompé de jour ? Non pourtant. Nous sommes bien aujourd’hui le 24.
La pensée de Fantômas se reportait à quelques journées en arrière, à la conversation avec le sinistre équarrisseur rencontré sur la falaise bretonne, avec l’énigmatique et mystérieux Jean-Marie, au rendez-vous avec lui. Tant pis, il n’y serait pas. Il avait dépêché Jean-Marie aux trousses de sa fille et l’émotion qu’il éprouvait donc ce soir-là en s’apercevant que l’on était le 24 mars, qu’il était 10 heures 1/4 du soir et qu’il avait rendez-vous dans un quart d’heure, à six cents kilomètres de là, n’était qu’une émotion rétrospective, car il se doutait bien que s’il manquait au rendez-vous, Jean-Marie, lui non plus, n’avait pas pu s’y rendre. Fantômas se rassura, mais sa tranquillité ne devait être que de courte durée.