Malgré sa résolution de demeurer impassible, le journaliste ne pouvait s’empêcher de redouter que l’inspecteur de la Sûreté ne manquât le train.

— C’est du coup, pensa-t-il, que je n’y comprendrais plus rien.

Et le journaliste n’aurait pas hésité à descendre de son compartiment si le convoi était parti avant le retour de Juve. Mais, au moment où le train allait s’ébranler, le policier émergea du fond de la gare, à grande allure. Il était temps, l’express roulait déjà.

— Fandor, s’écria Juve, dont le visage s’illuminait, lis, mon petit, lis.

Le policier tendait une dépêche au journaliste. Fandor en prit connaissance. Elle était ainsi conçue :

Latitude 47,5, longitude 7, 1 1/2. Nord-nord-est, 16 nœuds.

— Eh bien ? fit Fandor.

— Eh bien, répliqua Juve, tu ne comprends pas ?

— Ma foi, non.

— C’est vrai, fit-il, en le considérant narquoisement, tu ne comprends pas ! D’ailleurs, ce n’est pas ta faute, tu ne peux pas comprendre.

Au surplus, sans plus se préoccuper de fournir des explications, Juve sortit de la poche une carte qu’il étalait sur le coussin du wagon. C’était une carte des côtes de la Bretagne. Juve pointait avec un crayon, notait des chiffres dans la marge, faisait des calculs :

— Nous y serons, murmura-t-il, vers une heure du matin.

Puis, il ajouta d’une voix triomphante :

— Nous le prendrons au passage, crois-en ton vieil ami Juve, mon bon Fandor.

— Prendre qui ? quoi ?

Juve, comme s’il sortait d’un rêve, déclarait :

— Prendre le Skobeleff, mon vieux, le prendre d’assaut, ou, pour être plus exact, nous faire admettre à son bord. Après quoi, nous verrons.

Cette simple déclaration éclaira subitement l’esprit de Fandor.

— Oui, Fandor, reprenait Juve, tout cela peut paraître ahurissant, invraisemblable, extraordinaire, et pourtant cela est : nous allons rejoindre le Skobeleff. Le train dans lequel nous nous trouvons nous amènera à Quimper, ce soir, vers les onze heures. Une automobile nous attend à la gare, je l’ai retenue par dépêche. Nous nous rendrons à la pointe du Raz, là, nous aurons une barque à notre disposition, dans laquelle nous irons au-devant du cuirassé à bord duquel se trouve Fantômas.

Fandor allait répondre, mais Juve l’en empêcha :

— Tu ne sais encore rien, petit, déclara-t-il, et nous n’avons pas trop de la fin de la soirée pour que je te mette au courant, et que nous discutions aussi de l’attitude qu’il convient d’observer dans l’entreprise folle, je le reconnais, où nous nous lançons.

Juve, alors, raconta à Fandor l’entretien qu’il avait eu la veille avec l’ambassadeur extraordinaire de Russie, le comte Vladimir Saratov.

Fandor, avec la plus grande attention et le plus vif intérêt, avait écouté les explications de son ami.

— Donc, conclut-il lorsque ce fut terminé, nous avons actuellement deux missions : l’une officielle, celle qui consiste à retrouver le portefeuille, l’autre officieuse, celle qui consiste – et ce n’est pas la moins importante –, à nous emparer de Fantômas et à mettre le bandit hors d’état de nuire ?

— Exactement.

Les deux hommes, seuls heureusement dans leur compartiment, continuèrent à s’entretenir des détails éventuels de la périlleuse mission qu’ils allaient entreprendre.

C’est à peine s’ils s’accordèrent quelques instants pour dîner sur le pouce. Ils causaient encore, la nuit venue, et à onze heures moins dix, le train atteignait Quimper.

— Nous sommes arrivés, s’écria le policier. Voici la première étape de notre voyage terminée, c’est aussi la plus facile. En route.

À peine les deux hommes étaient-ils sortis de la gare que Juve s’immobilisa, en constatant qu’à part trois omnibus d’hôtel et une misérable tapissière attelée d’un cheval, rien.

— Et l’automobile ?

En vain Juve s’adressait-il à des employés de la gare, ceux-ci ne pouvaient le renseigner ; ils n’avaient pas vu d’automobile, ils ne savaient pas ce que Juve voulait dire.

Le policier réveilla le cocher de la tapissière :

— Hé là, mon brave, fit-il, qu’attendez-vous ?

— Je ne sais pas, fit le Breton, c’est l’patron qui m’a dit comm’ ça : « Yvonnik, tu iras au train de 10 h. 50 avec la tapissière attendre un voyageur… »

Yvonnik donnait le nom de son patron.

Juve grommela :

— Mais c’est précisément à ce bonhomme-là que j’avais commandé une automobile.

— Ah, c’est vous qui vouliez une automobile, j’ai entendu parler de ça, en effet, même que l’patron m’a dit comme ça : « Yvonnik, tu diras au voyageur qu’on n’a pas d’automobile à louer, excepté pendant la saison, tu le conduiras avec le cheval où il voudra. »

— Sacré bon Dieu ! jura Juve, nous sommes fichus.

— Quelle distance y a-t-il, interrogea-t-il, exactement entre Quimper et la pointe du Raz ?

— Au moins dix lieues. Oh, mon bidet est résistant, c’est pas qu’il aille bien vite, mais on peut faire trois lieues à l’heure, et des fois que vous voudriez déjeuner à la pointe du Raz, en partant de bonne heure demain matin…

— Mais, triple animal ce n’est pas demain matin, c’est tout de suite qu’il faut y aller.

— Dans la nuit ?

— Dans la nuit, oui, certainement.

Après dix minutes de pourparlers, grâce à un généreux pourboire offert d’avance, Juve décida le Breton à le conduire le plus rapidement possible. Mais, à peine avait-on passé les dernières maisons des faubourgs que la tapissière ralentit, le cheval se mit au pas. On montait une côte.

— Une côte longue d’au moins quatre kilomètres, dit le conducteur.

Soudain, le policier poussa une exclamation étouffée :

— Une auto, dit-il à Fandor…

Le journaliste se pencha pour mieux voir : à cinquante mètres devant eux, se trouvait, en effet, une voiture arrêtée sur le bord de la route :

— C’est même une auto en panne.

— En panne, pas absolument, ils ont eu une crevaison de pneus.

— Ça m’a l’air d’une voiture puissante, on dirait une voiture de course, faudrait décider ces gens-là à nous prendre avec eux, à nous conduire coûte que coûte.

— Mais s’ils refusent ? demanda Juve.

— Bah, c’est douteux, on leur expliquera.

Mais Juve pinça le bras de Fandor :

— Ils refuseront.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que je sais qu’ils refuseront.

Juve, bénéficiant de la lueur d’une lanterne qui éclairait en plein visage l’homme en train de changer sa roue, l’avait reconnu.

C’était le baronnet Ellis Marshall, que, la veille au soir, il avait aperçu dans l’entrebâillement de la porte du cabinet où il s’entretenait avec l’ambassadeur extraordinaire de Russie.

Or, Juve, avec la perspicacité qui lui était habituelle, avait à ce moment-là, dans l’espace d’une seconde, acquis la conviction nette que le riche gentilhomme anglais ne s’était pas du tout égaré dans l’hôtel de l’ambassadeur et que son prétexte de chercher le fumoir n’était qu’une excuse.

Juve connaissait trop le monde de la police politique secrète et de l’espionnage international pour ne pas avoir soupçonné aussitôt le baronnet anglais d’être l’agent d’une puissance étrangère.

Juve, en une seconde, avait envisagé les diverses hypothèses qui se présentaient à l’esprit. À coup sûr, cet Anglais ne devait pas lui être favorable. À plus forte raison, il convenait d’arriver au but le plus vite possible, il convenait aussi que l’Anglais ne pût atteindre ce but vers lequel vraisemblablement il se dirigeait.

Fandor, auquel Juve communiquait sa pensée, poussa lui aussi une exclamation étouffée : quelqu’un accompagnait l’automobiliste : une femme. Et Fandor reconnaissait la princesse Sonia Danidoff :

— Cela se complique, évidemment, soupira le journaliste.

Juve, déjà, échafaudait tout un plan. Il avait fait signe à son cocher d’arrêter. Juve, à mots précipités, interrogea Fandor :

— Dis donc, petit, fit-il, tu sais conduire ces machines-là, pas vrai ?


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