— Luna-Park s’écria Fandor.
Mais Juve, cependant, poussait un soupir de satisfaction. Les rochers, que peut-être ils n’auraient pas pu éviter si, marins inhabiles qu’ils étaient, ils avaient dirigé leur barque, étaient désormais franchis.
— Vous savez, fit Fandor, que nous l’avons échappé belle.
— J’te crois, mon petit, déclara Juve.
Le policier poussa un « Ah » de triomphe.
Au risque de la faire chavirer, il s’était mis debout dans l’embarcation et désignait au loin un point lumineux, émergeant d’une masse sombre qui faisait tache sur l’horizon.
— Le Skobeleff, s’écria-t-il. Nous sommes exacts au rendez-vous.
Les deux hommes se précipitèrent sur les avirons pour se rapprocher de la direction dans laquelle venait un grand navire.
— Et alors, Juve ? interrogea Fandor, quel doit être d’après vous, le dénouement de notre entreprise ?
— Oh, c’est bien simple, conclut le policier. Quand nous serons à courte distance du Skobeleff, nous nous jetterons à l’eau, nous chavirerons notre barque et, sur celle-ci renversée, nous nous maintiendrons tant bien que mal, en criant de toutes nos forces pour attirer l’attention de l’homme de vigie. On nous entendra, on nous verra, on nous recueillera comme des naufragés que nous serons. Une fois à bord, on s’expliquera.
— Bravo, Juve, c’est magnifique, s’écria Fandor, voilà un plan superbe et qui ne m’étonne pas de vous. Permettez-moi une petite objection toutefois : si l’homme de vigie ne nous aperçoit pas, si le Skobeleffpasse à côté des pauvres naufragés que nous serons sans leur porter secours, qu’adviendra-t-il alors de nous ?
— Ma foi, fit Juve, je t’avoue n’avoir point envisagé cette possibilité.
3 – LE « NOUVEAU » COMMANDANT
— Beau temps, lieutenant Alexis.
— Vous avez raison, docteur, un très beau temps. Et j’ajoute que c’est de la chance. Dans ces parages, une simple brume serait inquiétante.
Le jeune officier de marine s’interrompit quelques secondes, puis reprit :
— Vous savez que nous passons par le raz de Sein et la baie des Trépassés.
— Ah.
— Ceci n’a pas l’air de vous impressionner ?
— Ma foi, non, lieutenant, pourquoi, d’ailleurs, voudriez-vous que je m’occupe de la route que nous suivons ? C’est votre affaire, et non la mienne.
— D’accord, mon cher docteur, mais…
— Mais, quoi ?
— Ainsi, mon cher ami, vous n’avez nulle émotion à penser que nous côtoyons la baie des Trépassés ?
— Mais non, encore une fois. Pourquoi ?
— Vous ne trouvez pas ce chemin dangereux ?
— Ah çà, lieutenant Alexis, depuis ce matin, vous parlez tout le temps de chemins dangereux, de récifs, de courants ? Le Skobeleffn’est-il pas un bon et solide navire, et notre commandant…
— Notre nouveau commandant, docteur…
— Sans doute. Notre nouveau commandant n’est-il pas sûr de sa manœuvre ?
Mais l’attitude du jeune lieutenant, comme le docteur répétait ces mots : « Notre nouveau commandant » était si étrange, que le médecin s’interrompit puis ajouta :
— Lieutenant Alexis, vous êtes, ce matin, bien nerveux. Allons, vous n’allez pas me faire croire que vous ajoutez foi aux stupides racontars qui circulent à bord, depuis notre départ de Monaco ?
Peut-être le lieutenant Alexis aurait-il, tout au contraire, répondu qu’il ajoutait grande confiance à ce que le médecin du bord appelait des « racontars », si un troisième interlocuteur n’était venu rejoindre les deux amis.
C’était le capitaine de vaisseau, comte Piotrowski, faisant fonction de commandant en second du Skobeleff.
Il arrivait le front soucieux, l’air grave.
— Eh bien, lieutenant Alexis, du nouveau ?
— Nullement.
— Vous connaissez les ordres de route ?
— Rédigés par vous, je crois ?
— Rédigés par moi, oui, lieutenant. Mais rédigés sous les ordres du nouveau commandant.
Et, tout comme le lieutenant Alexis, le comte Piotrowski prononçait si bizarrement ces mots : « Le nouveau commandant » que le médecin à nouveau s’étonna :
— Mais enfin, mon cher capitaine, faisait-il en se tournant vers le comte, m’expliquerez-vous ce que signifient ces paroles : Notre nouveau commandant ? Tous les officiers du bord disent cela. Le nouveau commandant. Voyons, que diable, vous semblez lui faire un grief, à ce nouveau commandant, d’avoir remplacé Ivan Ivanovitch ? Ce n’est pas sa faute, cependant ?
Le comte Piotrowski ne répondit pas.
Les trois officiers se trouvaient à ce moment sur la passerelle de commandement du Skobeleff.
Des marins lavaient le pont à grande eau, s’occupaient aux corvées du matin, astiquaient les cuivres sous la direction des quartiers-maîtres, le sifflet d’argent aux lèvres.
Le navire, depuis son départ, avançait à toute allure.
— Docteur, répondit enfin le capitaine d’une voix tremblante, qu’il paraissait vainement vouloir raffermir, docteur, savez-vous ce que c’est que la peur ?
— La peur ? certes ! Mais enfin, je ne vois pas en ce moment que vous puissiez, mon cher capitaine, connaître cet effroyable sentiment ?
— Vous ne voyez pas, docteur ? Vous avez tort. Tenez, tout est tranquille, n’est-ce pas, dans ce matin pur ? Eh bien, je vous le confesse, mon cher ami, j’ai très peur.
La déclaration du comte Piotrowski était si inattendue que le médecin voulut plaisanter :
— Vous avez la fièvre, fit-il. De quoi auriez-vous peur, sans cela ?
— De tout et de rien.
— Vous avez peur de quoi ? Précisez ?
— Du nouveau commandant !
— Que lui reprochez-vous, à la fin ?
— Je vous le répète : tout et rien…
— Allons donc ? C’est en possession d’une régulière commission que le nouveau commandant a pris possession de son poste.
Le commandant en second du Skobeleffse retourna brusquement pour répondre :
— Et si l’homme qui nous commande était un imposteur ? Si sa commission n’était pas régulière, que diriez-vous ? que penseriez-vous ?
L’officier venait de parler d’un ton si profondément ému que le médecin ne put s’empêcher de tressaillir.
Certes, l’hypothèse que formulait le comte Piotrowski était terrible, mais elle semblait parfaitement déraisonnable. Le médecin se tourna vers le lieutenant Alexis :
— Mon cher lieutenant, j’imagine que ma supposition de tout à l’heure était fondée. À coup sûr, le capitaine a la fièvre. N’est-ce pas votre avis ?
Mais le lieutenant répondit sérieusement :
— Docteur, il y a des moments où je me prends à songer que notre capitaine pourrait avoir raison.
— Qui vous fait croire à pareilles choses ?
Ce fut le comte Piotrowski qui interrompit le médecin :
— Écoutez-moi, faisait-il, vous n’assistiez pas, docteur, au Conseil que nous avons tenu hier soir, au carré des officiers.
Par déférence pour le grade élevé du commandant Piotrowski, le lieutenant Alexis avait fait mine de se retirer discrètement, lorsque le comte le rappela :
— Restez donc, mon cher ami, vous n’êtes pas de trop. Donc, docteur, hier soir, au carré, sur un mot futile et bien par hasard, nous nous sommes mis, les uns et les autres, à parler de notre actuel commandant. Mon cher ami, je ne vous cacherai pas que nous sommes tous tombés d’accord, tous, pour trouver que sa conduite était étrange, surprenante, inquiétante. Je vous disais tout à l’heure que je me demandais si notre commandant n’était pas un imposteur, nous nous sommes posé la question, hier.
— Mais, mon cher capitaine, vous avez, je suppose, des motifs pour inventer une chose si grave ?
— Eh docteur, nous n’inventons rien. Rappelez-vous. À peine rendu à bord, déclarait l’officier, le commandant nous a réunis pour nous donner lecture de sa commission le nommant au poste d’Ivan Ivanovitch. Il nous a confirmé que le Skobeleffqui levait l’ancre devait immédiatement, et sans escale préalable, rejoindre l’escadre impériale dans la Baltique. Jusque-là, rien d’anormal.