L’officier s’arrêta devant M. de Vaugreland :
— Vous êtes le directeur, n’est-ce pas ? vous êtes bien le directeur ?
— Je vous l’ai déjà dit, monsieur, répondit M. de Vaugreland.
— C’est bien, poursuivit le Russe, alors, écoutez : Vous savez peut-être que, la nuit dernière, après avoir perdu pas mal d’argent, je suis monté dans vos bureaux ; je n’ai rencontré personne au premier abord, mais finalement je me suis trouvé en présence d’un monsieur qui m’a déclaré « être le directeur ». Je lui ai dit, hum… ce que j’avais à lui dire. Il est inutile, n’est-ce pas, que je revienne sur ces incidents ? par son rapport, votre subordonné, – car c’était évidemment l’un de vos subordonnés, a dû vous mettre au courant de ce qui s’était passé.
« Donc l’argent que vous avez bien voulu m’avancer, – j’ai reçu ce matin trois cent mille francs du Casino, – je vous le rapporte, voici les billets, prenez-les, monsieur, comptez.
L’officier russe achevait cette déclaration en fouillant dans la poche gauche de son smoking. Il en tira une liasse de billets de banque qu’il tendit au caissier. Mais celui-ci refusait de les prendre, interrogeait du regard M. de Vaugreland, son chef.
Celui-ci demanda à son employé :
— Est-ce vous, monsieur Louis Meynan, qui avez prêté cette somme au commandant ?
— Pas le moins du monde, répliqua l’employé en souriant, je suis d’ailleurs arrivé au bureau hier soir à onze heures trois quarts, je n’ai vu personne, je n’ai été l’objet d’aucune requête de ce genre.
M. de Vaugreland poursuivit :
— Nous ne savons pas du tout ce que vous voulez dire, monsieur. L’employé ici présent ne vous connaît pas, nos livres de compte ne font mention d’aucun prêt, d’aucun versement, et vous-même déclarez ne pouvoir reconnaître la personne de l’administration qui vous aurait prêté cette somme. Je vous disais tout à l’heure qu’il y avait malentendu, j’ajoute qu’il doit y avoir erreur ou confusion de votre part.
Machinalement Ivan Ivanovitch avait remis dans sa poche la liasse de billets de banque, et cette fois, sincèrement surpris, il dévisageait le directeur, le caissier, les quelques hauts employés qui se trouvaient dans le cabinet directorial.
Assurément, le Russe avait une allure d’honnêteté, un accent de sincérité qui eussent permis de croire qu’il avait dit la vérité. Et puis vient-on, d’ailleurs, comme cela, spontanément, offrir trois cent mille francs à quelqu’un, sous prétexte de rembourser une somme qu’il ne vous a jamais prêtée ?
Depuis qu’il était directeur du Casino de Monte-Carlo, M. de Vaugreland avait assisté à des scènes étranges, il avait entendu tenir des propos extraordinaires. À maintes reprises il avait été l’objet de sollicitations pressantes, souvent il s’était apitoyé ou émerveillé de l’ingéniosité déployée par les joueurs malchanceux, désireux de récupérer tout ou partie des sommes perdues. Mais jamais encore il n’avait vu quelqu’un venir lui proposer la restitution d’une somme qu’il savait pertinemment n’être point sortie de ses caisses. Quel était donc ce personnage ? Cet homme avait évidemment comme un violent besoin, un vif désir de se débarrasser de cet argent. Pourquoi ?
M. de Vaugreland n’avait plus du tout sommeil, et amateur de psychologie à ses heures, il se sentait désormais très désireux d’avoir un entretien avec cet homme, qui était loin d’être le premier venu, avec cet officier jeune encore, plein d’avenir, chargé d’une mission de confiance, apprécié de son gouvernement, de ses chefs, et qui venait de lui faire une si drôle de proposition.
M. de Vaugreland se rappelait peu à peu que, dans les rapports des jours précédents, ses inspecteurs lui avaient signalé d’abord les pertes énormes d’Ivan Ivanovitch, mais il avait encore sous les yeux les notes les plus récentes de la soirée, notes qu’on lui montrait toutes les deux heures et dans lesquelles il était dit que, parmi les heureux joueurs qui avaient bénéficié de la passe du sept, à la septième table de la roulette, on avait remarqué le commandant Ivan Ivanovitch. Que signifiait donc tout cela ? M. de Vaugreland allait congédier ses employés subalternes pour demeurer en tête à tête avec le commandant russe, lorsque soudain le gros Pérouzin, l’ancien notaire ventripotent qui remplissait les fonctions d’inspecteur des jeux, fit irruption dans le cabinet directorial, avec d’ailleurs le plus parfait sans-gêne et sans s’être fait annoncer.
L’ancien notaire arrivait avec le visage bouleversé, les yeux hors de la tête :
— Monsieur le directeur, commença-t-il, tout essoufflé de la course qu’il avait faite, un drame épouvantable : Norbert du Rand est mort, mort assassiné sans doute et sûrement volé. On a retrouvé son corps.
— Dans les jardins du Casino ? interrogea avec anxiété M. de Vaugreland qui redoutait surtout les drames dans les locaux privés de l’établissement.
— Non, monsieur le directeur. La mort est survenue sur la voie du chemin de fer.
M. de Vaugreland poussa un soupir de soulagement. Mais soudain son cœur cessa de battre. Il s’était dit que…
Depuis les premières paroles de Pérouzin, Ivan Ivanovitch avait été pris d’un tremblement nerveux, lentement il avait reculé dans le fond de la pièce, il semblait que ses jambes se dérobaient sous lui, ses lèvres étaient exsangues.
Instinctivement, un des employés qui se trouvait à proximité lui approcha un fauteuil. L’officier russe s’y laissa choir comme une masse.
— Norbert, mort assassiné. Dans le train de Nice. Ah, ça n’est pas possible.
Le train de Nice, avait dit l’officier russe. Ce fut pour le directeur du Casino un lumineux éclaircissement.
Comment Ivan Ivanovitch savait-il qu’il s’agissait de ce train ? c’était là propos bien grave et bien accusateur…
Perdant un peu la tête, M. de Vaugreland appuya au hasard sur les boutons électriques alignés en clavier à gauche de son bureau.
Les huissiers parurent.
— Faites monter, demanda-t-il, les inspecteurs des salles et les croupiers disponibles, de préférence ceux qui se trouvaient au jeu entre dix heures et onze heures et demie.
Les huissiers s’éclipsèrent aussitôt, ils n’avaient point besoin de complément d’indication.
Fréquemment, en effet, dans le bureau directorial, on procédait à de discrètes confrontations, lorsque des joueurs plus ou moins honnêtes venaient se plaindre d’avoir beaucoup perdu, ne se doutant certes point que pendant tout le temps qu’ils étaient au tapis vert les inspecteurs de la maison épiaient leur jeu, et étaient capables de dire, à quelques francs près, le montant des sommes qu’ils avaient gagnées ou perdues.
Pourquoi M. de Vaugreland faisait-il venir ses employés ?
Deux nouveaux inspecteurs se présentèrent : c’était Nalorgne, le prêtre, et M meGérar. Derrière eux venaient deux croupiers, connus sous les prénoms de Charles et de Maurice ; tous deux s’étaient relayés à la fameuse table du sept entre dix heures du soir et onze heures et demie.
À peine avaient-ils pénétré dans le cabinet directorial qu’ils apercevaient Ivan Ivanovitch et se lançaient un coup d’œil d’intelligence, mais si rapide qu’avait été leur coup d’œil, il n’échappait pas à la perspicacité de M. de Vaugreland.
— Qu’avez-vous à dire ? interrogea-t-il. Pourquoi remarquez-vous monsieur ?
Le plus âgé des croupiers, M. Charles, n’hésita pas à s’en expliquer :
— Simplement, monsieur le directeur, déclara-t-il, parce que monsieur était à la table de la roulette N° 7, alors que précisément le 7 faisait une si belle passe.
— Monsieur en a-t-il profité ? continua M. de Vaugreland.
Les deux croupiers hochèrent la tête. Ils répliquèrent tous les deux ensemble.
— Non, monsieur le directeur, monsieur n’a pas joué.
— Ah, fit de Vaugreland avec une nuance de désappointement, car il semblait que cette déclaration détruisait tout le système qu’il avait, l’instant précédent, échafaudé dans son esprit.