— Parbleu, s’écria-t-il, j’ai là des canons qui sont des merveilles, des pointeurs qui sont les meilleurs pointeurs de toute la Marine russe. C’est un fier navire, que le Skobeleff, il faudra…

Mais comme si l’officier eût de lui-même renoncé à ce qu’il méditait à la minute précise, il fronça encore les sourcils, haussa les épaules, semblant vouloir s’arracher à sa préoccupation.

— Le plus pressé d’abord. Les hommes.

Ivan Ivanovitch rebroussa chemin. Il jeta sur ses épaules le pardessus qu’il avait jusqu’alors tenu sur le bras, puis il descendit à grands pas en direction du port.

L’officier avait à peine fait la moitié du trajet, il se trouvait à mi-côte, lorsqu’il s’arrêta.

À sa rencontre, montait un officier de marine, en tenue qui, visiblement, l’avait reconnu et se hâtait vers lui.

L’officier traversa la chaussée pour se rendre sur le trottoir où se trouvait Ivan Ivanovitch. Il fit le salut militaire, puis, dans une pose correcte et pleine de déférence, semblait attendre que son supérieur lui adressât la parole :

— Vous venez aux ordres, monsieur ?

— Oui, mon Commandant ; je venais m’informer de vos intentions relativement au canot de service. Les hommes de la baleinière doivent-ils vous attendre ?

— J’allais les prévenir qu’ils pouvaient rallier le bord.

— Bien, mon Commandant. Devront-ils venir vous chercher un peu plus tard ?

— Non point. Monsieur le Commissaire, vous allez immédiatement réembarquer et porter ce message à M. le Commandant en second.

— Quel message, mon Commandant ?

— Celui-ci. Vous lui direz de consigner rigoureusement tout le monde à bord, de donner un quart de vin supplémentaire en compensation, à l’équipage, vous le prendrez sur ma cave personnelle. Je ne veux de permissionnaires, ni demain, ni la nuit prochaine.

— Bien, mon Commandant.

— Je compte sur vous, n’est-ce pas ? Pas de permissionnaires. C’est bien compris ? les officiers consignés à bord. Vous pouvez disposer, monsieur. Vous n’avez rien à me signaler ?

— Vous m’excuserez, mon Commandant, mais la paye ?

— C’est juste. Vous ferez annoncer la paye pour demain soir. Tard, quand j’aurai rallié le bord.

— Bien, mon Commandant.

Le Commissaire, – car l’officier qui venait de s’entretenir avec Ivan Ivanovitch, commandant du cuirassé russe Skobeleff, en station à Monaco, n’était autre que l’officier d’administration du bord, – s’effaça poliment, après avoir salué son chef.

Pour Ivan Ivanovitch, très aimablement, ce qui n’était point dans ses coutumes, car il était d’ordinaire, dans les rapports du service, rude, brusque et presque dur, il rendit le salut à son subordonné, puis, rebroussant encore une fois chemin, il se redirigea vers le Casino.

Ivan Ivanovitch, toutefois ne rentra point dans l’Atrium.

Parvenu sous le péristyle du Casino, il se dirigeait vers les salons de lecture et là, s’asseyant à une petite table, tirant son portefeuille et y prenant du papier à lettre à en-tête du Skobeleff, il se mit en devoir d’écrire une lettre, une lettre dont il semblait peser tous les mots et qu’il rédigeait d’une écriture appliquée, ferme, qui marquait le papier comme d’une gravure faite au burin…

Sa lettre finie, – il avait écrit pendant près d’une demi-heure – Ivan Ivanovitch la signa de son nom et de ses qualités, appuyant un large paraphe, qui rayait la blancheur du papier, d’un trait épais et volontaire, la glissa dans sa poche.

Ivan Ivanovitch, quelques secondes, la tête appuyée dans ses mains, semblait alors s’absorber dans une réflexion profonde, si profonde, qu’il devenait en réalité complètement indifférent à tout ce qui l’environnait, qu’il ne s’apercevait même pas que deux personnages qui se tenaient dans le salon de lecture, à quelque distance de lui, le regardaient, avec une inquiétude habilement dissimulée.

— Mon cher, souffla l’un de ces inconnus, se penchant à l’oreille de son voisin, je crois que le commandant Ivan Ivanovitch supporte mal les pertes de cette nuit.

— Et qu’en conséquence, pour éviter tout scandale, il serait bon de le suivre ? C’est ce que vous pensez, mon bon ami ?

Les deux noctambules, fort bien habillés, à apparence de gens du monde, qui devisaient de la sorte, n’étaient autres en réalité que deux des inspecteurs que le Casino entretient en grand nombre avec mission spéciale de surveiller tous les joueurs décavés et cela à seule fin de s’opposer aux actes désespérés.

Avaient-ils raison, les deux surveillants ?

Ivan Ivanovitch, qui ne s’était nullement aperçu du manège des deux inspecteurs, se redressait bientôt, brusquement, repoussant sa chaise avec une violence si soudaine qu’elle manqua trébucher sur le tapis.

— Bah, murmura l’officier, je suis ruiné, je serais déshonoré si je n’avais fait ainsi, et de plus… je vais rendre service à des milliers et des milliers de joueurs. Donc, ne soyons pas lâche, et faisons face au destin.

Tête basse, les mains derrière le dos, tenant négligemment entre le pouce et l’index l’enveloppe dans laquelle il avait glissé sa lettre, Ivan Ivanovitch, discrètement suivi par les deux inspecteurs, sortit du salon de lecture.

— Attention, souffla l’un des policiers, ce commandant russe va décidément faire parler la poudre.

Et les policiers tournaient dans la direction du perron, s’attendant à ce qu’Ivan Ivanovitch à l’instar de bien des malheureux ruinés par la roulette, se rendît dans les jardins, prêt à se loger une balle dans la tête.

Telle ne devait pas être pourtant l’intention du Commandant du Skobeleff.

Ne prêtant nulle attention à ceux qui l’épiaient, il se dirigeait le plus naturellement du monde vers les locaux réservés à l’administration du Casino.

Un huissier veillait à l’entrée d’un vestibule, il demanda :

— Vous désirez, monsieur ?

— Pourrais-je parler au directeur ?

— À quel sujet, monsieur ?

— Pour affaire importante et urgente.

Le directeur n’est pas là, monsieur. Il est trop tard. Mais, monsieur trouvera certainement à qui parler en s’adressant au Secrétariat, au premier étage, la porte au fond.

Ivan Ivanovitch, d’un signe de tête, remercia, puis s’engagea dans l’escalier somptueux que l’huissier venait de lui indiquer. Le Commandant parvint au haut de l’étage, longea une longue galerie, à cette heure encore déserte, et il s’apprêtait à frapper au Bureau du Sociétariat lorsqu’un huissier apparut dans l’embrasure d’une porte :

— Vous désirez, monsieur ?

— Remettre cette lettre à M. le Directeur du Casino ou à la personne qui le remplace.

La consigne, en pareil cas, était de ne jamais s’étonner et de ne demander aucune explication.

Veuillez me suivre, monsieur. Je vais voir si je trouve l’un de ces messieurs. Au cas contraire, monsieur serait obligé de revenir vers les onze heures demain matin ?

— Allez voir.

L’huissier s’éloignait après avoir introduit Ivan Ivanovitch dans un petit salon discrètement meublé de tentures sombres, d’épais tapis et dont les portes étaient matelassées.

***

Allait-il, à cette heure-là, se trouver encore au Casino quelqu’un pour lui répondre ?

Ivan Ivanovitch se le demandait, lorsque, lentement, la porte du cabinet où il attendait s’ouvrait pour livrer passage à un homme fort grave, fort digne, probablement l’un des directeurs de la maison de jeux.

Le personnage avait à peine salué l’officier que celui-ci, brusquement, venait de se redresser, se levant de son fauteuil où, quelques instants avant, il était encore dans une pose accablée, anéantie.

— J’ai le plaisir, s’informait Ivan Ivanovitch, de causer à l’un des directeurs de la Société des Bains, à l’un des dirigeants de la maison des Jeux ?

— Vous avez, je crois, monsieur, une « communication » à faire tenir à la Direction ? Voulez-vous me la confier ?

Et il tendait la main d’un geste si naturel, si tranquillement assuré, qu’Ivan Ivanovitch, comme instinctivement, lui confia en effet la lettre qu’il venait d’écrire quelques minutes auparavant.


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