— Qu’y a-t-il, mademoiselle ? interrogea le Russe, tournant vers la charmante personne ses yeux à la fois inquiets et étonnés…

— Il faut que je vous confesse, dit-elle, et que je vous gronde. Car vous n’avez rien à m’avouer puisque je sais ce qui se passe.

— Ai-je donc, à votre connaissance, commis un bien grand crime, mademoiselle, pour que je mérite votre réprimande ? Il est vrai que celle-ci me vaut le plaisir d’un tête à tête avec vous et rien que cette espérance rendrait criminels les saints du paradis.

— Vous êtes bien galant, observa nerveusement Denise, pour un homme qui ne courtise que la dame de pique.

Le visage de l’officier subitement se décomposa :

— Vous savez ? Que savez-vous donc ? Que sait-on ?

— Nul n’ignore qu’hier au soir vous avez fait, mon cher ami, de grosses pertes à la roulette. Ce n’est pas sérieux et vous avez tort de jouer ainsi. Je vous assure bien qu’à votre place…

— Inutile, je vous en prie, mademoiselle, c’est inutile de continuer, vous me retournez le poignard dans le coeur. La bêtise est faite, nulle puissance au monde ne pourrait arrêter la marche des événements. Le passé est le passé, ne parlons plus de cela, je vous en supplie.

Surprise par cette apostrophe, Denise toute décontenancée, considéra l’officier.

Celui-ci, abîmé dans ses pensées, arpentait à grands pas l’allée déserte dans laquelle il s’était engagé avec la jeune fille et ne paraissait point remarquer l’examen attentif dont il était l’objet.

Denise demeurait silencieuse ; son regard ne quittait point l’officier et fixait son visage avec une acuité singulière.

La belle Denise était-elle éprise du robuste commandant du cuirassé russe ? Bien habile aurait été celui qui aurait pu dire quel était le sentiment qui animait alors la jeune fille : amour, compassion, intérêt, amitié ?

Le regard de plus en plus étrange de Denise s’appesantissait de plus en plus sur l’officier russe et celui-ci, comme pour fuir cette interrogation muette, baissa les paupières, courba la tête, tourna le dos.

***

Quelques instants plus tard, ce couple énigmatique, égaré un instant dans l’allée déserte, avait rejoint la tonnelle où les autres familiers de la pension Héberlauf savouraient avec délices l’excellente tasse de thé destinée à les remettre des fatigues qu’ils n’avaient point éprouvées en jouant au tennis, car la plupart d’entre eux s’étaient complètement abstenus de toucher une raquette.

M meHéberlauf, conformément à l’usage qu’elle voulait implanter chez elle, était descendue après avoir fait toilette et, parée comme une châsse, sanglée dans une robe trop étroite, elle présidait au five o’clock avec importance et bonhomie, tenant le dé d’une conversation banale avec une solennité de perruche, cependant que nul ne l’écoutait, que les rires fusaient, furtifs et amusés, car on apercevait à la fenêtre de la maison voisine la silhouette élégante de la Conchita Conchas décidément en frais pour séduire l’austère M. Herberlauf dissimulé derrière le rideau.

Seul le commandant Ivan Ivanovitch, profondément soucieux, sombre, perdu dans un rêve qui, peut-être, était un cauchemar, ne remarquait rien, ne répondait rien, se contentant de temps à autre de jeter sur sa montre de discrets coups d’œil et de constater la marche inexorable des aiguilles de celle-ci.

3 – LA « PASSE » DU SIÈCLE

Ivan Ivanovitch traversa rapidement les salons du Casino, brillamment illuminés et regorgeant de monde.

Déjà les tables de trente et quarante, la roulette, étaient assaillies. Et dans les pièces voisines on préparait un grand bal que l’administration du Casino donnait en l’honneur d’une haute personnalité étrangère de passage à Monaco.

Sans se préoccuper de ces préparatifs, sans jeter un seul regard dans la direction des roulettes, dont le bruit monotone et saccadé se corsait de temps à autre du bruissement léger et doux des piles d’or glissant sur le tapis, Ivan Ivanovitch était allé jusqu’à l’extrémité de la galerie donnant sur les jardins, derrière lesquels, en contrebas, se trouvait la mer, la mer infinie qui se profilait au lointain sous un ciel pur étoilé.

C’était, à l’ouest, la côte dentelée, escarpée aussi, et sur laquelle passait par intermittences, comme une caresse lumineuse, le pinceau brillant du phare tournant à éclipse.

En face, les petites lumières clignotantes des barques du port, puis plus loin, à quatre ou cinq kilomètres de la côte, se silhouettait dans la pénombre la masse imposante et quelque peu théâtrale d’un superbe cuirassé, le Skobeleff.

Ivan Ivanovitch semblait pourtant parfaitement insensible à l’attraction troublante exercée par ce merveilleux pays, dont la séduction s’impose sans interruption du matin jusqu’au soir et du soir jusqu’au matin.

Après avoir pris le thé à la pension de famille Héberlauf, Ivan Ivanovitch était rentré, non pas à bord de son navire, mais à l’ Impérial Palaceoù il avait une chambre retenue. L’officier avait fait toilette, dîné lentement et sans appétit, puis, machinalement, il s’était rendu au Casino où il avait pénétré vers dix heures.

Il était tellement plongé dans ses réflexions, et il semblait considérer avec une insistance si particulière les flancs du Skobeleffqui se profilait au loin, qu’il ne s’aperçut pas de l’approche soudaine du vieux diplomate Paraday-Paradou.

Celui-ci, tiré à quatre épingles, comme à son ordinaire, la moustache conquérante, frisée au petit fer, et les cheveux minutieusement alignés autour d’un crâne quelque peu dégarni, frappa sur l’épaule du robuste officier.

— Hé, mon cher. Commandant, vous paraissez bien préoccupé, bien soucieux ce soir. On dit que les Russes sont des matérialistes, j’imagine au contraire que vous avez l’âme d’un Slave enclin au recueillement.

— Peu importe, répondit durement Ivan Ivanovitch, l’essentiel c’est que j’ai l’âme d’un sauvage et d’un rustre de la steppe.

Paraday-Paradou regarda curieusement l’officier dont l’aspect extérieur ne trahissait en rien la sauvagerie qu’il s’attribuait.

— Vous m’avez tout l’air, déclarait-il encore aimablement, d’un Parisien des plus raffinés, mais ce qui me surprend le plus, c’est de vous voir si sombre dans un pays où tout sourit à l’Homme.

— Jusqu’au jour, poursuivit farouchement Ivan Ivanovitch, où survient le cataclysme. Et lorsque des malheurs s’abattent sur des choses délicates et jolies, ne trouvez-vous pas, mon cher diplomate, que le contraste est encore plus saisissant ?

Mais une silhouette féminine avait attiré le regard de l’ambassadeur, et le vieux beau, ajustant son monocle, quitta précipitamment l’officier russe, peu désireux d’ailleurs de continuer une conversation qui s’engageait si mal.

Ivan Ivanovitch ne chercha point à le retenir.

Il poussa un profond soupir, regarda sa montre, et ses yeux se fixèrent au loin sur la mer.

Un bruit de voix, toutefois, qui montait sous la fenêtre à laquelle il était accolé l’arracha momentanément à ses méditations.

Malgré les graves préoccupations qui, évidemment, hantaient l’esprit du commandant et lui barraient le front d’un pli soucieux, celui-ci ne put s’empêcher de sourire en apercevant le couple qui passait à proximité, cherchant à se dissimuler à l’ombre des cactus et des palmiers.

Ivan Ivanovitch avait immédiatement reconnu la souple et délicate silhouette de la danseuse espagnole Conchita Conchas, et, au surplus, l’éternelle cigarette qu’elle tenait aux lèvres aurait presque suffi à l’identifier dans l’obscurité.

Conchita Conchas causait avec animation, dans un français puéril, en roulant les « r ». L’Espagnole s’adressait à un homme, long, sec et maigre, à la démarche hésitante, aux attitudes inquiètes et qui ne faisait pas deux pas en avant sans regarder trois fois en arrière pour s’assurer qu’il n’était point suivi.


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