— Lequel donc ?

— Celui-ci, fit Juve : vous savez que devant chacun des chiffres constituant le numérotage des billets, il est d’usage de mettre une lettre de l’alphabet. Cette lettre est séparée des chiffres par un point, or – et c’est là le détail important, le seul dont il faille tenir compte – ce point n’existe pas dans les billets volés.

M. Havard allait répliquer, lorsque la sonnerie du téléphone rappela à l’appareil.

Il répondit à son interlocuteur, puis appela Juve d’un signe de la main, et le policier, comprenant le désir de M. Havard, prit une feuille de papier, un crayon, pour noter les renseignements que l’on transmettait au chef de la Sûreté. Celui-ci répétait à haute voix les propos qu’on lui tenait :

— M. Châtel-Gérard ? Oui, Parfaitement. Oui, c’est moi, M. Havard. Vous avez du nouveau ? Un gros événement. Ah très bien, je vous écoute. Parlez. Il s’agit, dites-vous, du vol de l’autre jour. Vous avez quelqu’un de suspect dans vos bureaux ?

M. Havard écoutait encore, hochait la tête à maintes reprises, puis, finalement, invitait Juve à prendre le récepteur de l’appareil, à écouter avec lui la conversation.

Lorsque l’interlocuteur du chef de la Sûreté eut fini de parler, M. Havard posa l’appareil, non sans avoir dit au préalable :

— Gardez la communication, monsieur Châtel-Gérard. Je vous réponds dans un instant.

Puis, il regarda Juve et l’interrogea :

— Eh bien,  qu’en pensez-vous ?  Vous avez bien entendu, n’est-ce pas ? M. Châtel-Gérard nous informe qu’il y a dans ses bureaux quelqu’un qui vient de faire un dépôt de 10 000 francs constitué par des billets de banque provenant tous du vol. Ce personnage n’est autre que le comptable de la maison Rivel sœurs, les couturiers de la rue de la Paix.

— J’ai entendu.

— Eh bien, poursuivit M. Havard, qui s’apprêtait à reprendre le récepteur, je m’en vais téléphoner à M. Châtel-Gérard de faire immédiatement arrêter ce comptable, ce qui sera d’autant plus facile que j’ai placé l’inspecteur Martin en surveillance à la Banque de France.

Et M. Havard allait donner ce conseil au gouverneur de la Banque, lorsque Juve l’arrêta :

— Mais non, fit-il, cette arrestation est absolument inutile, comme d’ailleurs celle de votre garçon de café. Il est bien évident que si cet employé de la maison Rivel sœurs, était coupable de quoi que ce soit, il ne serait pas venu se jeter ainsi dans la gueule du loup.

M. Havard comprenait l’objection de Juve. Il hésitait, puis demanda :

— Que feriez-vous à ma place ? Ce serait vraiment trop bête de laisser échapper cet individu si d’aventure il était coupable.

— Dites au gouverneur, qu’on accepte le dépôt de 10 000 francs, que l’on fasse toutes les opérations que voudra ce comptable, puis faites ordonner à Martin de le prendre en filature.

M. Havard obéit à Juve. Quelques instants plus tard, le policier se préparait à prendre son chapeau et à sortir.

— Ce qu’il faut, conclut-il, c’est connaître l’origine de ces billets. Je vais de ce pas à la maison Rivel sœurs.

Mais le policier dut différer son départ. Le secrétaire de M. Havard venait d’entrer dans le cabinet de son chef et annonçait :

— Les inspecteurs que vous avez envoyés en mission sont de retour. Ils rapportent quelques renseignements. Voulez-vous les entendre ?

— Certainement, fit le chef de la Sûreté, envoyez-les moi séparément.

Juve enlevait son pardessus :

— Vous permettez que je reste ? demanda-t-il.

— Comment donc.

Quelques instants après, Léon s’introduisait dans le cabinet du chef :

— Vite, dépêchez-vous ! ordonna M. Havard. Racontez-nous ce que vous savez.

— Peu de chose, fit Léon, si ce n’est que les billets suspects sont de plus en plus fréquemment livrés à la circulation. J’en ai découvert dans les restaurants du bois de Boulogne. Le pari mutuel aux courses d’Auteuil, hier, en a été inondé.

M. Havard levait les bras au ciel :

— C’est extraordinaire, fit-il que le voleur ait eu l’audace de répandre ainsi le produit de son vol, dès le lendemain. Il devait bien se douter que nous allions agir, surveiller…

Juve haussa les épaules :

— S’il procède de la sorte, ce n’est point par imprudence, ni maladresse, mais bien au contraire parce qu’il se croit sûr de l’impunité. Et ce procédé qui consiste à nous narguer est bien un procédé à la Fantômas.

Juve, toutefois, s’arrêta net de monologuer, pour poser à Léon cette question :

— Le pari mutuel, avez-vous dit, était inondé, hier, de ces billets. Où les trouvait-on ? À la pelouse ou au pesage ?

Léon répondit nettement :

— Quelques-uns à la pelouse, évidemment, mais la majorité, pour ne pas dire la quasi totalité, se trouvait au pesage.

Juve parut satisfait de cette réponse, et comme se parlant à lui-même, il murmura :

— Monde chic [11].

Léon cependant, avait fini. Il remit à M. Havard son rapport écrit, puis céda la place à son collègue Michel. Celui-ci exposa :

— Conformément aux instructions que j’ai reçues, monsieur le chef de la Sûreté, j’ai effectué ma surveillance dans toutes les maisons de commerce susceptibles de faire des échanges fréquents de grosses sommes d’argent. J’ai battu le quartier de l’avenue de la Grande-Armée et j’ai relevé dans les caisses de certains commerçants, après leur avoir fait connaître ma qualité, les renseignements suivants : le fleuriste de la rue Duret, dont voici le nom et l’adresse exacts, avait neuf billets suspects dans sa caisse sur douze billets ; trois garages d’automobiles de l’avenue des Ternes en avaient chacun quatre sur cinq ; huit sur neuf billets en caisse. J’ai encore quelques observations de ce genre qui sont consignées dans mon rapport. Dans l’après-midi d’hier et la matinée d’aujourd’hui, j’ai fait les quartiers du centre et les grands magasins. J’ai bien trouvé quelques billets, mais dans une proportion insignifiante, comparée à celle que je viens de vous indiquer.

Cependant que M. Havard demeurait perplexe, Juve hocha la tête, approuva.

— Bien, très bien, fait-il.

Et il semblait si satisfait que M. Havard l’interrogea :

— On dirait, Juve, que vous tirez une conclusion intéressante de ces renseignements ?

Mais le policier ne voulait évidemment rien communiquer encore à son chef. Il secoua la tête.

— Pas le moins du monde, dit-il, j’ai simplement constaté – et je vous le répète – que les billets suspects semblent avoir été répandus dans les quartiers de l’Ouest de Paris et semblent être détenus, soit par des gens chics comme il s’en trouve au pesage, soit par des commerçants qui ont des commerces de luxe, comme les fleuristes, les garages d’automobiles.

Peut-être M. Havard allait-il poursuivre ses questions, lorsque Michel, s’étant retiré, deux personnages aux allures burlesques s’introduisirent dans son cabinet.

Juve sourit en les voyant, cependant que M. Havard fronçait les sourcils.

— En voilà une tenue pour vous présenter devant moi ! s’écria-t-il.

Les deux hommes, en effet, arrivaient couverts de poussière, vêtus de vêtements luisants de cambouis, avec des mains sales, des chevelures dépeignées.

— Excusez-moi, monsieur le chef de la Sûreté, murmura l’un d’eux, mais il a fallu réparer un pneu et le carburateur, au coin de la rue de Rivoli.

C’était l’ineffable Pérouzin qu’accompagnait le surprenant Nalorgne. Les deux inspecteurs qui faisaient la joie de la police parisienne et que l’on gardait à la Sûreté, nul ne savait exactement pourquoi, arrivaient cependant avec des mines si triomphantes que M. Havard espéra un instant qu’ils avaient quelque chose d’intéressant à lui dire.

Nalorgne, en effet, entrebâillait son veston de cuir, en sortait un portefeuille crasseux dont il retirait trois billets de banque :

— Ah, constata le chef de la Sûreté, vous avez saisi ces billets ?

— Oui, monsieur le chef de la Sûreté, répliqua hardiment Pérouzin.


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