La cage grillagée qui assurait la protection de la caisse s’effondrait avec un bruit sourd, cependant que les tiroirs contenant la monnaie se répandaient sur le sol et que les pièces d’argent, les louis d’or, roulaient dans tous les sens. Le sang coulait.

La devanture des bureaux constitués par de grandes glaces était défoncée. L’avant énorme de l’autobus penché sur le côté bouchait la moitié de la banque, une roue enfoncée dans le parquet.

La chose était facile à comprendre. Par suite d’une fausse manœuvre, le lourd véhicule, en effet, était monté sur le trottoir, puis avait donné de tout son poids contre la façade du Comptoir National, puis avait pénétré dans les bureaux.

Le directeur, M. Calard, venait de faire ouvrir la porte donnant sur la cour :

— Faites évacuer par là ! avait-il commandé à ses employés.

Le feu commençait à prendre à l’autobus, car l’essence avait coulé et s’enflammait.

Le terrible accident allait-il avoir pour conséquence d’incendier l’immeuble ?

Heureusement M. Calard était fort bien secondé par son personnel et quelques-uns des employés de la banque s’emparaient d’extincteurs qu’ils firent fonctionner. Une fumée noire, épaisse et suffocante, succédait alors aux lueurs sinistres qui avaient un instant jailli. Toutefois, l’affolement dans l’intérieur des bureaux renaissait toujours plus. Des voyageurs qui se trouvaient encore dans l’autobus se précipitaient par les fenêtres dont les vitres étaient brisées, puis, complètement affolés, suivaient les indications des employés, gagnaient la sortie.

Non sans peine, on avait retiré de dessous l’autobus le malheureux client auquel, quelques instants auparavant, le caissier remettait une assez forte somme d’argent. Il respirait encore. Deux hommes lui prodiguaient des soins, un grand diable à la face patibulaire et un gros au visage sournois :

— Va tout de même falloir se débiner, murmura le grand diable, ça pourrait tourner au vinaigre tout à l’heure !

— Oui, je crois aussi, mon vieux Œil-de-Bœuf, que maintenant le pante [4] est vidé. On a le pèze. Décampons.

Les deux apaches – car c’étaient bien Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz – affectant un air tranquille, gagnèrent la cour et sortirent de la banque.

Un brigadier des gardiens de la paix, qui maintenait la foule à distance devant l’établissement de crédit finit par pénétrer dans la banque. Tout le monde à ce moment recherchait le mécanicien maladroit qui avait déterminé cet accident. Qu’était-il devenu ?

— Où sont les gens de la Compagnie ?

Pas de réponse. Le mécanicien et le conducteur demeuraient introuvables.

Après une heure de patients efforts, et lorsque des renforts d’agents furent arrivés, on parvint enfin à faire évacuer l’intérieur de la banque. Le commissaire de police constata les dégâts :

— Heureusement, déclara-t-il, que les accidents de personnes sont insignifiants. Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il soit impossible de retrouver les gaillards qui conduisaient cet autobus.

— Ce malheureux mécanicien a du être affolé de ce qui s’est passé, dit le directeur, et il s’est enfui, sans se rendre compte de ce qu’il faisait. On le retrouvera naturellement sans la moindre difficulté, la Compagnie le connaît.

— J’ai fait prévenir cette dernière, interrompit le commissaire de police, et j’attends d’un moment à l’autre un des chefs du personnel. Leurs bureaux, rue Pierre-Harel, sont voisins.

Le commissaire ajouta :

— Ce qui m’étonne, c’est le petit nombre de plaintes que nous avons reçues. D’ordinaire, le public est toujours empressé à réclamer des dommages et intérêts. Or, c’est à peine si trois ou quatre personnes accidentées dans l’autobus ont laissé leur nom et leur adresse.

— C’est vrai, et cependant, si j’en crois les renseignements recueillis, cette voiture était au complet lorsqu’elle est venue se jeter dans notre devanture.

Le directeur se retourna : un de ses employés venait interrompre la conversation qu’il avait avec le commissaire de police.

M. Calard le regarda stupéfait. Ce subordonné avait une physionomie bouleversée.

— Que se passe-t-il, monsieur Henriot ? demanda le directeur. Vous avez l’air souffrant, avez-vous été blessé tout à l’heure ?

L’interpellé rétorqua :

— Non, monsieur. C’est bien plus grave ! Figurez-vous, monsieur, que…

Et l’employé battait l’air de ses bras, suffoquait, semblait prêt de s’évanouir. M. Calard et le commissaire de police se précipitèrent, l’encouragèrent :

— Remettez-vous, mon ami !

Enfin, M. Henriot déclara :

— Nous sommes volés, monsieur le directeur, abominablement volés !

D’un air impatienté, M. Calard l’interrompait :

— Je sais, fit-il, évidemment, il y a quelques louis de perdus dans la bagarre. On les retrouvera peut-être, ils ont dû rouler sous les décombres, cela n’a rien d’étonnant, le local de la caisse ayant été démoli…

— C’est bien pis, monsieur le directeur ! L’employé de la Caisse avait à peine vingt-cinq mille francs et cela n’aurait pas grande importance, surtout si les choses s’étaient passées comme vous croyez, mais il y a pis… Le gros coffre-fort, vous savez le gros coffre-fort qui se trouvait à l’entrée de votre bureau, derrière la caisse…

— Eh bien ?

— Eh bien, il a été éventré, démoli, et vidé !

— Mon Dieu ! s’écria le directeur de la Banque, il y avait dedans près de huit cent mille francs de titres et de billets de banque !

— Huit cent trente-sept mille francs exactement.

— Mon Dieu, mais alors ? L’aventure de cet autobus n’est pas un accident ? Ou du moins, c’est un accident volontaire ?

Le commissaire, lui aussi, était devenu tout pâle, il serra les poings, fronça les sourcils :

— D’après ce que j’apprends, monsieur, fit-il, un semblable accident volontaire ne peut être qualifié que de crime par la loi.

2 – BANDITS ET POLICIERS

Rue de Clichy, c’était la débandade. Les gens s’enfuyaient, affolés, un homme courait la main ensanglantée. Un agent s’approcha de lui, lui signala le sang qui coulait le long de sa manche, et déclara :

— Vous êtes blessé, monsieur, allez vous faire panser dans la pharmacie. Il y a déjà du monde.

Et le sergent de ville, du geste, désignait à son interlocuteur une boutique située à peu près en face du Comptoir National et devant laquelle stationnait une foule aussi compacte que celle qui contemplait, de l’autre côté de la rue, le désastre causé par l’irruption de l’autobus dans la devanture de l’établissement de Crédit. Cependant, l’individu qui avait été interpellé par l’agent de police, après avoir fait mine de se diriger vers la pharmacie, tournait brusquement les talons et remontait du côté de la place Clichy :

— Plus souvent, grommela-t-il, que j’irai me confier à ce potard à la manque. On voit qu’il ne me connaît pas, sans quoi ce flic ne me proposerait pas une combine de ce genre !

Comme il le disait, en effet, dans son langage pittoresque, l’individu qui monologuait ainsi ne devait pas être connu du sergent de ville, et si celui-ci avait su à quel personnage il venait de s’adresser, il n’aurait certes pas manqué de lui mettre la main au collet et de le conduire immédiatement au poste.

L’agent, en effet, avait interpellé l’un des apaches les plus redoutables qui fût à Paris. On le désignait dans la pègre sous le nom de « Bébé », sobriquet qu’il avait dû, jadis, à sa jeunesse, mais qui surprenait à présent. Comment Bébé se trouvait-il là et par suite de quel hasard avait-il reçu une blessure dans la bagarre qui avait succédé à l’entrée de l’autobus 412 dans les bureaux du Comptoir National ?

Quiconque aurait connu en détail la clientèle qui précisément ce jour-là occupait l’autobus, n’aurait pas hésité à faire un rapprochement, d’ailleurs très significatif, entre la présence dans le véhicule de personnages aussi mal cotés que Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, Beaumôme, et la présence de Bébé place Clichy au moment de l’accident. Il y avait évidemment là un guet-apens ourdi par les apaches. Toutefois, ceux-ci n’étaient que le bras agissant. Quel devait donc être le maître qui les dirigeait ?


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