14 – HORS DU DÉPÔT

— Ah nom de nom, nom de nom !

— Tais-toi.

— Nom de Dieu.

— Tais-toi, te dis-je, et rentre dans ta cambuse.

L’individu qui venait de recevoir cet ordre précis recula machinalement et rentra à reculons, trébuchant dans des meubles, dans ce que son interlocuteur venait d’appeler « sa cambuse ».

C’était un petit logement modeste, et plutôt mal rangé qu’éclairait simplement une lampe fumeuse.

Le personnage, toutefois, qui venait de proférer ces ordres comminatoires, s’avançait lentement, serrant de près son interlocuteur qui, les yeux hagards, les mains tremblantes, continuait à murmurer :

— Nom de Dieu de nom de Dieu, qu’est-ce que c’est ?

Le premier personnage, autoritairement, reprit :

— Tu n’es qu’un dégoûtant ! Un père indigne, infâme et sans cœur. N’as-tu pas honte de n’avoir pas été plus ému, plus ennuyé lorsqu’on est venu t’apprendre le malheur survenu à ta fille ? Coutureau, je ne t’imaginais pas comme ça.

Ces reproches, en effet, s’adressaient au vieil habilleur-régisseur au Théâtre Ornano.

Le père Coutureau, après la représentation, était d’abord allé chez le marchand de vin où, suivant l’usage, il avait fait de copieuses libations, puis il était rentré à son domicile, un humble et modeste sixième, rue Ramey. Seul dans son logement, il avait entrepris de se dévêtir et de se coucher lorsqu’un coup violent avait été frappé à sa porte. Légèrement ivre et malgré tout très troublé par l’aventure inattendue de sa fille, le père Coutureau était allé ouvrir et alors, depuis l’instant où il s’était trouvé en présence du personnage qui insistait pour pénétrer chez lui, il était demeuré complètement abasourdi, incapable de préciser sa pensée, de formuler une seule parole, si ce n’est des jurons.

L’étonnement inquiet de Coutureau était fort compréhensible et le père de la petite Rose pouvait se demander sérieusement s’il ne rêvait pas, si les vapeurs de l’ivresse ne lui faisaient pas croire qu’il vivait un véritable cauchemar.

Devant lui, en effet, venait d’apparaître la silhouette extraordinaire et terrifiante d’un homme vêtu de noir des pieds à la tête, drapé dans un grand manteau aux plis amples et dont le visage était dissimulé sous une épaisse cagoule, percée simplement de trois trous, deux à la hauteur des yeux, le troisième au niveau de la bouche.

Certes, le père Coutureau n’était pas un poltron, et il avait l’habitude de fréquenter dans son quartier des gens de toute sorte. Il savait l’existence des bandits, des voleurs, voire même des assassins, mais jamais il ne se serait attendu à se trouver face à face avec un être aux allures et à la silhouette aussi surprenantes, aussi inquiétantes aussi. Le terrifiant personnage, en effet, pouvait, par son attitude, effrayer Coutureau. Il venait de l’apostropher durement et lui intimait des ordres avec une telle netteté que le père Coutureau sentait qu’il fallait obéir :

— Rentre dans ta cambuse et vite ! répéta le personnage masqué.

Le vieil habilleur, en tremblant, obéissait et bégayait enfin le nom terrible et sinistre :

— Fantômas !

Il n’y avait aucun doute à cet égard, en effet. C’était Fantômas qui se trouvait là, Fantômas en cagoule, le Roi du Crime dissimulé dans son ample costume noir, sous les plis duquel brillait sinistrement l’acier d’un revolver. Et cependant le père Coutureau, qui n’avait jamais vu le bandit, éprouvait, en entendant sa voix, comme une impression de déjà entendu, de personnage, d’être avec lequel il se serait déjà trouvé en rapport, souvent même. Cependant c’était impossible, jamais Coutureau n’avait vu Fantômas.

Le vieil habilleur avait reculé au fond de la pièce, et désormais collé au mur, ne pouvant pas aller plus loin, il attendait en chancelant que le Maître de l’Effroi voulût bien s’expliquer.

Le sinistre bandit semblait en proie à une violente colère, qui paraissait suscitée par l’attitude plus ou moins indifférente qu’avait eue le père Coutureau au théâtre, lorsque les inspecteurs de police étaient venus lui annoncer l’arrestation de sa fille et le motif qui l’avait déterminée.

— N’as-tu pas honte, poursuivait Fantômas, de ta façon d’être et ne trouves-tu pas indigne de la part d’un père de rester ainsi inerte, impassible, lorsqu’il sait que sa fille est en prison ?

— Mais ça n’est pas ma faute ! Je ne puis rien y faire.

Son interlocuteur, frappant un grand coup de poing sur la table, interrompit :

— C’est ta faute, hurla-t-il, car les enfants sont ce qu’en font les parents. Tu n’avais qu’à l’élever autrement.

Si inattendue que cette morale fût dans la bouche du tortionnaire, le père Coutureau, légèrement ivre, ne se sentit pas moins très ému à cette déclaration. Il se mit à pleurer doucement, silencieusement, n’osant formuler une réponse, ne cherchant point d’excuse à sa conduite, dont il comprenait d’ailleurs mal toute l’horreur précisée par Fantômas.

Celui-ci, cependant, paraissait s’humaniser en voyant les larmes qui coulaient des yeux du vieil habilleur. Et d’une voix plus douce il interrogea :

— En somme, tu l’aimes, cette petite ?

— Mais oui, bien sûr.

— Serais-tu capable de te dévouer pour elle, de la cacher, d’éviter que la police ne la retrouve, si d’aventure elle était libre ?

— Ah, pour ça, je le ferais certainement. On a beau savoir son enfant coupable, un cœur de père trouve toujours des trésors d’indulgence pour son enfant.

Le vieil habilleur avait prononcé cette dernière phrase d’un ton théâtral et convaincu. Cette période était « bien venue », elle appartenait d’ailleurs au texte d’une pièce qu’on avait jouée récemment au Théâtre Ornano, et dont la teneur avait frappé le père Coutureau au point qu’il s’en était souvenu.

Il lui sembla qu’à ces mots, Fantômas avait ricané derrière sa cagoule. Coutureau eut peur d’avoir employé une phrase trop déclamatoire, ou d’avoir donné l’illusion qu’il ne pensait guère ce qu’il disait : mais sans doute Fantômas ne remarquait point, pour le critiquer, le ton grandiloquent du vieil habilleur, car d’une voix tout à fait aimable cette fois, il affirma, posant sa main gantée de noir sur l’épaule du vieil homme :

— Je te la rendrai, ta fille.

— Rose va revenir ! s’écria le père Coutureau, à la fois satisfait à l’idée qu’il allait revoir sa fille et inquiet aussi en songeant que la réapparition de la jeune voleuse, que Fantômas allait sans doute arracher à la police, allait déterminer bien des complications.

— Quand reviendra-t-elle ? demanda-t-il cependant.

Après un instant de silence, Fantômas répliqua :

— Nous sommes dimanche soir. Demain lundi, peut-être mardi en tout cas, ta fille sortira du dépôt.

Le père Coutureau répétait machinalement ces renseignements, peu certain de savoir s’il fallait s’en réjouir ou s’en attrister, lorsque tout d’un coup il se retrouva seul dans son petit logement.

Fantômas avait disparu. La tragique silhouette d’ombre s’était évanouie dans l’obscurité.

Et lorsque le père Coutureau se fut enfin couché vers deux heures du matin, et qu’il se mit à dormir, des rêves le hantaient, des cauchemars le faisaient sursauter dans son lit.

Avait-il réellement vu Fantômas ? Ou bien cette scène extraordinaire qui s’était déroulée dans son logement était-elle née simplement de sa demi-ivresse, mêlée à l’assoupissement du sommeil ?

***

Ce même soir, au cabaret du père Korn, rue de la Charbonnière, la clientèle habituelle jouait au Zanzibar [23]. Ils étaient là une vingtaine d’apaches et de filles aux visages blafards, aux yeux mauvais. On était entassé autour d’une table, quelques-uns assis sur des chaises, des autres debout se pressant pour suivre les péripéties du jeu et les trébuchements des dés roulant sur la table poisseuse, dont le bois mal verni, saturé, exhalait une odeur fade d’alcool et de sirop.


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