- Non, je n'ai pas vraiment faim.

Il souleva la cloche, un délicat parfum d'ail et de romarin vint frapper ses narines et elle sentit l'eau lui venir à la bouche.

- Il faut manger, voyons.

Il ne la regardait pas, trop concentré sur les filets d'agneau qu'il attaquait.

- Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger, c'est un principe bien connu, pourtant, poursuivit-il en portant une fourchette bien garnie à sa bouche.

Ce n'était pas franchement une nouvelle. Sa mère, en particulier, le lui avait souvent répété, mais ce n'était qu'une raison de plus de s'abstenir. Pourtant, elle avait vraiment faim, maintenant. Elle ne pourrait se rassasier de la corbeille de fruits de sa chambre.

La bouche pleine, il fit signe au serveur. Celui-ci accourut aussitôt et attendit gentiment, près de la table, que monsieur Grundberg ait fini sa bouchée.

- La même chose pour madame, s'il vous plaît. Mettez cela au compte de la chambre 407, dit-il avec un sourire, en lui montrant la carte servant de clé.

- Chambre 407, bien monsieur, répondit le serveur avant de s'éloigner.

- J'espère que vous ne m'en voulez pas?

- J'ai les moyens, vous savez.

- Je n'en doute pas. Mais c'est une façon de me faire pardonner de m'être ainsi imposé.

Il était pardonné d'avance.

Elle but une nouvelle gorgée. C'était presque trop beau pour être vrai. Il allait au-devant de tous ses désirs, cet homme. Il continua à déguster ses filets d'agneau, totalement absorbé par son repas. Il parut même un moment oublier qu'il avait de la compagnie à table.

Elle en profita pour l'observer: la cinquantaine, apparemment, costume chic et le portefeuille sûrement bien garni puisque, sans sourciller, il avait commandé deux plats chauds dans ce restaurant dont les prix étaient à la hauteur de sa réputation.

Il était vraiment parfait.

Il avait l'air habitué à bien manger. Son col de chemise lui bridait le cou et ses plis retombaient sur son nœud de cravate.

Un œil peu entraîné aurait pu se laisser tromper par les apparences, mais elle n'était pas aussi facile que cela à abuser. C'était sans nul doute un parvenu. Sa façon de se comporter à table prouvait que personne, au cours de sa jeunesse, n'avait consacré beaucoup de temps à son éducation sur ce point. Personne ne lui avait dit de ne pas mettre les coudes sur la table et ne l'avait repris quand il portait son couteau à sa bouche.

On ne pouvait que l'en féliciter.

En outre, il s'était trompé de couvert et mangeait sa viande avec celui de l'entrée.

Quand le serveur lui apporta son assiette, à elle, il avait déjà presque fini la sienne. Le serveur ôta la cloche en argent et elle dut faire un effort pour ne pas se jeter sur le plat avec la même ardeur que son compagnon de table. Elle coupa un petit morceau de viande et le mâcha consciencieusement pendant qu'il raclait le reste de sa sauce avec son couteau et suçait celui-ci sans la moindre gêne.

- Hum, c'est excellent, dit-elle. Merci.

- You're welcome, répondit-il avec un sourire en tentant de masquer un rot derrière sa serviette.

Il repoussa son assiette et sortit de sa poche une boîte de médicaments de couleur blanche. Il l'ouvrit, sortit une gélule de la plaquette en appuyant dessus et l'avala avec une gorgée de vin.

- Ainsi, vous travaillez pour Swedish Laval Separator. Pas mal.

Il remit la boîte dans sa poche. Elle continua à manger mais haussa légèrement les épaules. L'instant était critique.

- Si l'on veut. Et vous?

Dire que ça marchait toujours. Comme si tous les hommes en costume de prix étaient les clones du même ancêtre. Dès que les questions de carrière venaient sur le tapis ils oubliaient tout le reste.

- Import-export. Dans l'électronique. Je recherche des produits nouveaux à lancer et les fais fabriquer en Lettonie ou Lituanie. Là-bas, les coûts de fabrication sont réduits des deux tiers si...

Pendant qu'il débitait ce discours sur son idée de génie, elle dégustait chaque bouchée de son repas en le regardant de temps en temps avec un petit hochement de tête. Mais toute son attention était concentrée sur l'arôme de la viande.

Lorsque son assiette fut vide, elle se rendit compte qu'il avait cessé de parler et elle leva les yeux. Il la dévisageait. Il était grand temps de passer à la phase numéro 2. Il lui restait encore la moitié de son verre de vin, mais tant pis.

- C'était vraiment excellent. Merci.

- Alors j'avais raison, n'est-ce pas?

Elle posa son couvert sur son assiette. Il était bon qu'il y ait au moins une personne, à cette table, qui connaisse les bonnes manières. Pourtant, il avait l'air parfaitement content de lui.

- Je sais toujours ce que désirent les femmes, dit-il. Elle se demanda si cela valait aussi pour celle à laquelle il était marié.

- Eh bien, merci pour cet excellent repas et cette agréable compagnie. Mais il est temps que je me retire, dit-elle en pliant sa serviette.

- Pourquoi ne pas terminer par un petit verre dans ma chambre? demanda-t-il en la regardant par-dessus son vin.

- Merci, mais j'ai une longue journée devant moi, demain.

Avant qu'il ait eu le temps de l'arrêter, elle avait fait signe au serveur. Celui-ci accourut.

- La note, s'il vous plaît.

Le serveur s'inclina poliment et commença à desservir la table. Il eut un regard étonné en direction du couvert de Grundberg, qui était posé en croix sur son assiette.

- Vous avez terminé, monsieur?

L'ironie de la question était presque imperceptible, mais elle n'en dissimula pas moins un sourire en plongeant le nez dans son verre de vin, alors que Grundberg, qui n'avait rien compris à la situation, se contentait de hocher la tête.

- Ce sera sur mon compte, dit-il. C'était ce dont nous étions convenus, n'est-ce pas?

Il tenta de poser sa main sur la sienne mais elle parvint à la retirer à temps.

- Laissez-moi au moins payer le vin.

Elle décrocha son sac à main, suspendu au dossier de sa chaise, mais il fut intraitable.

- Il n'en est pas question.

- J'ai l'habitude de décider moi-même de ce que je fais.

Le serveur s'éloigna et Grundberg sourit. Il commençait à lui porter sur les nerfs mais elle avait répondu sur un ton plus vif qu'elle n'en avait l'intention. Il ne fallait pas qu'elle gâche tous ses efforts et elle se força donc à lui rendre son sourire. Son sac était maintenant sur ses genoux et elle l'ouvrit pour en sortir son portefeuille. Elle en explora les deux compartiments et s'exclama.

- Oh, mon Dieu!

- Qu'est-ce qu'il y a?

- Mon portefeuille a disparu.

Elle se remit à fouiller énergiquement dans son sac puis masqua son visage derrière sa main gauche en poussant un soupir de désespoir.

- Ne nous affolons pas. Il est peut-être dans votre mallette.

L'espoir rayonna un instant sur son visage - surtout à l'intention de l'homme assis en face d'elle - et elle la prit pour la poser sur ses genoux. Heureusement, il ne pouvait en voir l'intérieur car, autrement, il aurait été étonné de constater que, en dehors de l'agenda, elle ne contenait qu'un demi-saucisson et un couteau suisse.

- Non, il n'y est pas. On me l'a sûrement volé.

- Bon, bon. Pas de panique. Je m'en charge.

Le serveur revint avec les deux notes posées sur un petit plateau en argent et Grundberg se hâta de sortir sa carte American Express.

- Pour les deux.

Le serveur la regarda pour s'enquérir de son assentiment et elle le lui signifia d'un simple hochement de tête. Il tourna les talons et s'éloigna.

- Ce sera remboursé dès que possible.

- Aucune importance.

Elle dissimula à nouveau son visage derrière sa main.

- Et moi qui ai eu la bêtise de laisser le bon de prise en charge de ma chambre dans mon portefeuille. Je suis bonne pour aller coucher sous les ponts, conclut-elle avec emphase.


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