Tout cela, Sibylla l'avait compris simplement en dînant chez sa grand-mère maternelle, à Stockholm, et en l'écoutant parler à sa fille. Elle s'était aussi rendu compte que cette femme était mécontente - même si cela ne la surprenait pas particulièrement - qu'il ait fallu tant de temps pour mettre au monde un enfant. Enfin, voyons: Béatrice avait trente-six ans à la naissance de Sibylla.

Sa grand-mère possédait une faculté étonnante à s'exprimer au moyen d'insinuations et d'accusations voilées. C'était d'ailleurs une sorte de tradition de famille. Une fois parvenue à l'âge adulte, Sibylla s'était parfois demandé si elle ne la possédait pas, également; seulement, elle n'avait jamais eu l'occasion de l'utiliser.

Pour l'instant, elle avait onze ans et s'était cachée dans l'escalier pour écouter parler ses parents.

- Ses cousins ont de la peine à comprendre ce qu'elle dit. Ils se moquent d'elle et je ne veux pas l'exposer une fois de plus à leurs sarcasmes.

Henry Forsenström ne répondit pas. Peut-être n'écoutait-il même pas et lisait-il quelque papier.

- Elle parle encore plus mal que les plus mal élevés des enfants d'ouvriers! poursuivit sa mère.

Elle entendit son père soupirer.

- Ça n'a rien de surprenant, répondit-il avec un accent du Småland très prononcé. Elle a grandi ici.

Beatrice Forsenström resta un instant sans rien dire. Sibylla n'avait pas besoin de la voir pour savoir quel air elle avait en ce moment précis.

- En tout cas, je crois qu'il vaut mieux qu'elle reste à la maison... Je pourrai en profiter pour sortir un peu. Maman m'a dit que c'est la première de La Traviata, vendredi prochain.

- Bien sûr. Fais comme tu veux.

C'est naturellement ce que fit sa mère.

Sibylla ne l'avait plus jamais accompagnée à Stockholm et, lorsqu'elle y retourna, ce fut dans des conditions bien différentes.

Lorsqu'elle se réveilla, le lendemain matin, elle sentit dans tout son corps que quelque chose n'allait pas. Elle éprouvait un sentiment de claustration, dans cette cabane, et désirait en sortir. Le poêle s'était éteint et elle avait froid. Heureusement, sa gorge allait mieux. La veille au soir, elle avait eu peur d'avoir attrapé une angine. Pour guérir cela, il fallait de la pénicilline. Or, il n'était pas facile de se présenter chez un docteur sans carte de Sécurité sociale. Elle était donc heureuse que ce ne soit pas nécessaire.

Surtout depuis qu'elle était recherchée par la police.

Et puis elle avait faim. Elle mangea le reste de son pain mais n'avait rien à boire, car elle avait fini sa boisson gazeuse lors de son repas du soir. Elle acheva son petit déjeuner avec la tomate et la dernière pomme.

Puis elle commença à faire son sac. Elle remit soigneusement à leur place le chandelier et la coupe. Après avoir replié et rangé les coussins, elle vérifia que tout était en ordre puis jeta son sac sur son épaule et ouvrit la porte. La main sur la poignée, elle hésita un instant.

Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu peur.

Elle laissa tomber le sac et referma la porte.

Reprends-toi, bon sang, quoi.

Elle tira l'une des chaises vers elle et s'effondra, la tête entre les mains. Elle ne pleurait plus jamais, car elle avait compris depuis longtemps que cela ne servait à rien. Et elle ne pensait pas avoir de raison de le faire, si seulement on la laissait en paix et se tirer d'affaire elle-même. Si: une seule chose. Mais celle-ci était dissimulée si profondément dans son âme qu'elle ne lui venait que rarement à l'esprit: trouver de quoi manger pour la journée. Et où dormir la nuit suivante. Le reste était secondaire.

Et maintenant, elle avait de l'argent.

Elle posa la main sur sa poitrine, où un trésor de 29385 couronnes se trouvait sous ses vêtements, dans une pochette en tissu accrochée autour de son cou.

Elle allait bientôt avoir assez. Cet argent lui permettrait d'atteindre le but qu'elle s'était fixé au cours des cinq dernières années et qui lui avait donné la force de persévérer, après la décision qu'elle avait prise de tenter sérieusement de faire quelque chose de sa vie et d'acquérir une petite maison en bois aux angles peints en blanc. Un coin bien à elle, quelque part, où elle serait en paix et pourrait mener sa vie comme elle le voudrait. Peut-être cultiver des fruits et des légumes. Élever quelques poules. L'eau, elle pourrait toujours la prendre dans le puits. Elle ne rêvait pas de luxe, simplement de quatre murs lui appartenant en propre et où personne d'autre n'aurait accès.

Le calme intégral.

Elle s'était informée et avait vu qu'on pouvait imaginer s'installer quelque part, à condition que ce soit dans un coin isolé, sans électricité ni eau courante, pour environ 40000 couronnes. Or, c'était précisément dans ce genre d'endroit qu'elle désirait vivre.

Là-haut, dans le Nord en voie de désertification, c'était peut-être même possible à meilleur marché encore. Mais elle ne pensait pas qu'elle pourrait supporter la rigueur des hivers interminables qui y régnaient. Elle préférait devoir économiser un peu plus longtemps.

Chaque mois, au cours des cinq dernières années, elle avait mis de côté tout ce qu'elle pouvait sur cette aumône que lui faisait sa mère. Et, une fois qu'elle avait placé cet argent dans la pochette, elle ne devait plus y toucher, si affamée qu'elle puisse être.

Plus que deux ans, environ, et elle aurait assez.

Elle sortit les billets et les disposa en étoile sur la table. Elle prenait toujours la précaution d'aller échanger les vieux contre des neufs, bien propres et lisses, à la banque.

Des billets sur lesquels sa mère n'avait pas pu poser les doigts.

Après les avoir contemplés un moment, elle se sentit mieux. En général, c'était efficace. La démarche suivante, pour garder le moral, était une visite dans une agence immobilière, afin de se tenir au courant de l'évolution des prix.

Elle fourra l'argent dans la pochette et, après avoir remis le sac de couchage en place, elle replaça la chaise sous la table et sortit d'un pas un peu plus léger.

Cela dura jusqu'à ce qu'elle ait atteint le boulevard circulaire. Mais, lorsqu'elle vit les titres des journaux du jour, elle perdit totalement l'espoir.

Il ne s'agissait plus de survivre.

Il s'agissait de prendre la fuite.

Mandat d'arrêt dans l'affaire du meurtre du Grand Hôtel

Tel était le titre. Mais, au-dessous, il y avait une photo. Et un nom: Sibylla Forsenström, 32 ans.

- Sois gentille, Sibylla, pas comme ça. Essaie au moins de sourire un peu.

Bien élevée comme elle l'était à l'époque, elle avait fait de son mieux, mais le résultat avait été catastrophique. Cela n'avait fait qu'aggraver l'air qu'elle avait l'instant précédent, quel qu'il ait pu être. Tel avait dû être l'avis de sa mère, en tout cas, car elle ne se rappelait pas avoir jamais vu cette photo exposée où que ce soit. Elle avait les cheveux peignés avec la raie au milieu et de petites mèches retombant sur les tempes. Mais le regard, lui, disait assez toute sa détresse.

Elle se sentit mal. Il lui restait dix-neuf couronnes et le journal en coûtait huit.

La police a progressé dans l'enquête sur le meurtre de Jörgen Grundberg, 51 ans, au Grand Hôtel la nuit dernière. Elle suspecte Sibylla Forsenström, 32 ans, la femme dont nous parlions dans notre édition précédente, qui a été vue avec la victime dans la soirée de jeudi. Un mandat d'arrêt a été lancé contre elle. L'employé de service à la réception au cours de la nuit de jeudi vient en effet de signaler que c'est la victime elle-même qui a retenu la chambre de cette femme sous un nom qui s'est révélé faux. Elle a réussi à échapper au barrage de police le vendredi matin mais en laissant dans sa chambre un certain nombre d'indices, en particulier la perruque qu'elle portait au cours de la soirée. La police a également découvert une mallette qui, selon certaines sources, pourrait contenir l'arme du crime. Mais les enquêteurs ne veulent pas en dire plus, pour l'instant, sur la nature de celle-ci.


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