Le mendiant qui guettait son retour avec appréhension vint au-devant de lui :

– Eh bien, señor ? Êtes-vous satisfait ?

– Oui, et je vous suis très reconnaissant de m’avoir amené ici. Je crois que cette maison sera un peu plus paisible à présent. Si toutefois, elle m’a bien compris…

– Vous… vous l’avez vue ? la Susana ?

– Peut-être… et je lui ai promis de chercher le rubis pour le rendre à ceux de sa race. Si je réussis, je reviendrai le lui dire…

Ramirez ouvrait des yeux énormes, oubliant même de finir le flacon de vin qu’il n’avait pas lâché :

– Et vous croyez vraiment pouvoir y arriver ? Après si longtemps ? Vous devez être encore plus fou que moi, señor !

– Non, mais c’est mon métier de rechercher les joyaux perdus. Partons à présent ! J’espère que nous nous reverrons un jour ou l’autre.

– Je vais rester ici encore un petit moment… en compagnie de cet excellent vin. Que Dieu vous garde, señor !

Oubliant son sac, Morosini regagna son hôtel à pied. Après son repos de l’après-midi, la ville se réveillait et c’était un plaisir que de marcher par ses rues étroites cernées de murs blancs sur lesquels veillait la tour rose de la Giralda. D’autant que c’était en se promenant ou en prenant son bain qu’Aldo réfléchissait le mieux.

Le rite de la baignoire viendrait tout à l’heure, avant de s’habiller pour se rendre au dîner que la Reine donnait ce soir-là à l’Alcazar Real. Celui-là, il n’était pas question de le manquer. D’abord pour ne pas s’aliéner une dame aussi charmante que

Victoria-Eugénie. Ensuite parce qu’il espérait bien y rencontrer un personnage auquel il n’avait prêté la veille qu’une attention distraite, mais qui lui serait peut-être d’une certaine utilité-Une idée lui venait, en effet, et, quand il en tenait une, Aldo n’aimait pas la faire attendre. L’idée n’est-elle pas du genre féminin ?

CHAPITRE 2 L’AMOUREUX DE LA REINE

En arrivant à l’Alcazar, Aldo trouva celui qu’il cherchait arpentant à pas précautionneux le patio de las Doncellas et donnant le bras à un personnage chauve et de peu d’apparence qui semblait éprouver des difficultés à marcher. Vêtu d’un habit fatigué, on eût pris ce personnage pour un vague fonctionnaire en retraite s’il n’avait arboré une fort évidente Toison d’Or d’où l’on pouvait déduire qu’il s’agissait de quelque Grand d’Espagne, et il fallait qu’il en fût ainsi pour que l’arrogant marquis de Fuente Salida lui témoignât tant de sollicitude. Aussi Morosini jugea-t-il le moment mal choisi pour l’aborder. De toute façon, il fallait quelqu’un pour le jeu des présentations officielles et le noble vieillard si augustement décoré était pour le Vénitien un inconnu. Il se dirigea donc vers le salon des Ambassadeurs dans l’espoir d’y rencontrer doña Isabel.

L’avant-veille, alors qu’il arrivait à la Casa de Pilatos avec la suite royale pour le thé, Morosini avait eu l’occasion d’apercevoir pour la première fois le portrait de Jeanne la Folle qu’il avait souhaité examiner après le concert du soir précédent. Sa tasse à la main, il s’en était approché mais quelqu’un était déjà là, remuant son thé à l’aide d’une petite cuillère sans prêter la moindre attention à ce qu’il faisait. C’était un homme âgé, droit comme un I, raide comme une planche et à peu près aussi épais. Le profil qu’il offrait n’était guère séduisant : l’absence de menton et un front fuyant d’où refluaient de longs cheveux gris donnaient toute leur importance à un long nez pointu et, au-dessus du col glacé, à une pomme d’Adam proéminente qui semblait agitée d’un mouvement perpétuel : l’homme devait être en proie à une grande émotion, mais, comme il s’éternisait, bloquant l’accès au tableau, Morosini s’approcha, déguisant son impatience sous son air le plus aimable :

– Magnifique portrait, n’est-ce pas ? On ne sait ce que l’on doit le plus admirer de l’art du peintre ou de la beauté du modèle… La cuillère s’arrêta, la pomme d’Adam aussi. Le nez opéra un quart de tour et son propriétaire toisa Morosini avec le regard glacé d’une paire d’yeux qui avaient la couleur et la tendresse d’une gueule de pistolet :

– Nous n’avons pas été présentés, que je sache ? articula-t-il.

– Non, mais il me semble que c’est une lacune facile à combler ? Je suis…

– Cela ne m’intéresse pas. D’abord vous n’êtes pas Espagnol, cela se voit tout de suite et, en outre, je ne vois aucune raison de lier connaissance. D’autant que vous vous conduisez en importun : vous venez d’interrompre maladroitement un instant de pure émotion. Aussi vous prierai-je de passer votre chemin…

– Avec plaisir, monsieur ! riposta Morosini. Je n’aurais jamais cru qu’il soit possible de rencontrer un aussi grossier personnage dans une maison comme celle-ci !

Et il lui tourna le dos pour rejoindre le gros des invités. Ce que faisant, il fut arrêté au passage par la marquise de Las Marismas – doña Isabel – qui s’empara de sa manche :

– Je vous ai vu aux prises avec le vieux Fuente Salida, fit-elle avec une sourire moqueur. Cela n’avait pas l’air d’aller fort entre vous ?

– Justement si. Ce fut même intense mais dans le genre désagréable…

Et de raconter la brève escarmouche. La jeune femme se mit à rire :

– Comprenez, mon cher prince, que vous avez commis là un crime de lèse-majesté : oser interrompre le tête-à-tête que don Basile – c’est son surnom – avait avec sa bien-aimée reine !

– Sa bien-aimée ? Vous voulez dire qu’il est amoureux du portrait ?

– Non, du modèle. Je dirai même que c’est la grande passion de sa vie, depuis l’enfance.

– Quelle drôle d’idée ! Je me vois mal accrocher mes rêves à l’image d’une aussi sombre princesse.

– Parce que vous n’êtes pas espagnol ! Je reconnais qu’elle est un peu effrayante mais, pour nombre d’entre nous, elle est une martyre. Et puis, il faut bien admettre qu’elle fut la dernière reine avant que ne viennent les princes Habsbourg : Charles Quint, son fils, et tous les descendants. Son mariage avec Philippe le Beau fut une catastrophe pour le pays… Cela dit et pour en finir avec Fuenta Salida, il est certainement, à l’heure actuelle, la plus haute autorité en ce qui concerne l’histoire de Juana.

– Dommage qu’il soit si désagréable : c’eût été peut-être captivant de converser avec lui…

– Voulez-vous que j’arrange cela ? Venez, je vais vous présenter. Il a toujours eu un faible pour moi. Il dit que je « lui » ressemble.

– C’est un peu vrai, mais vous êtes beaucoup plus jolie ! Quant au marquis, je n’ai aucune envie de m’aventurer de nouveau dans des eaux aussi saumâtres[ii]. Un grand merci pour votre offre, néanmoins. Combien il regrettait, à présent, d’avoir fait fi de la proposition ! Il se découvrait une foule de questions à poser à « don Basile ». Le nom lui allait bien : il ne lui manquait que l’immense chapeau à double tuyaux et la soutane de jésuite pour être conforme au modèle. En attendant, il fallait essayer de réparer les dégâts, quitte à mettre son orgueil quelque peu en veilleuse…

En pénétrant dans le salon des Ambassadeurs dont la décoration et surtout la magnifique coupole en bois d’oranger dataient de Pierre le Cruel, Morosini trouva une agitation tout à fait inhabituelle. La Reine n’avait pas encore paru et, en général, on papotait en l’attendant ; cette fois une atmosphère de révolution agitait tous ces gens en tenue de soirée. Le centre semblait en être la duchesse de Medinaceli qui maniait nerveusement un éventail en plumes d’autruche noires. Aldo voulut s’approcher d’elle, mais elle l’avait déjà aperçu et venait à lui :

– Ah, prince, je vous ai fait chercher cet après-midi, vous étiez introuvable. Avez-vous déjà vu la police ?

– La police ? Non. Pourquoi ?

– Oh, croyez que je suis désolée mais il a bien fallu faire appel à elle : il y a eu un vol dans ma maison. On a pris chez moi un tableau de grande valeur : le portrait de Jeanne la Folle que vous avez peut-être remarqué ?


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