La chance souriant toujours aux innocents et aux maladroits, l’espèce de piolet dont il se servait sans conviction passa, deux jours plus tard, à travers quelque chose qui ressemblait à de la terre cuite sous laquelle il y avait du vide. Surpris, il enfonça sa main dans le trou, rencontra un objet oblong couvert d’un tissu en mauvais état. C’était un rouleau de peau couvert d’écritures anciennes… Il se rua dehors et hurla :

— Adal !… Rapplique ! J’ai trouvé quelque chose…

L’interpellé arriva comme le vent et s’empara avec avidité du rouleau qu’il examina sur toutes les coutures :

— Grâce à Dieu tu ne l’as pas déroulé ! Étant donné l’ancienneté, cela demande quelques précautions…

— Toi qui es diplômé des langues orientales, tu connais cette écriture ?

— Mal. Je crois pouvoir dire tout de même que c’est de l’araméen… la langue que parlait le Christ. Sir Percy nous dira ce qu’il en est au juste. Où l’as-tu trouvé ?

— Viens voir !

L’archéologue examina le trou et les débris qu’Aldo en avait retirés :

— Ce rouleau était dans une jarre. Il faut dégager mais plus doucement. Il y en a peut-être d’autres…

— Tu penses que c’est important ?

— Du point de vue archéologique ? Certainement. Pour ce qui nous occupe, c’est une autre affaire. C’est, en tout cas, la preuve de la présence ici des Esséniens. Pour les sauver de la souillure des Romains, ils ont dû enterrer leurs livres les plus saints… Leur trésor, en quelque sorte. On va essayer de le tirer de là…

— Les émeraudes pourraient en faire partie ? demanda Morosini avec, dans la voix, quelque chose qui ressemblait à de l’espoir.

— S’il s’agissait de pierres quelconques, même les plus fabuleuses, je dirais non sans hésiter car ils étaient de mœurs austères et méprisaient les biens, mais il s’agissait pour eux d’objets divins ou tout au moins d’objets sacrés. Ce n’est pas impossible. Au travail…

Ils ne le poursuivirent pas longtemps : la nuit tombait et le poids de la journée se faisait sentir. Sagement, Adalbert décida de remettre la suite au lendemain. Ils soupèrent sobrement d’un reste de chevreau rôti, d’olives et de dattes, puis comme d’habitude, Adalbert se coucha et s’endormit aussitôt, tandis qu’Aldo s’accordait une dernière cigarette en regardant le ciel mais, la fatigue se faisant sentir, il tira son lit dehors comme il le faisait souvent et se coucha sous les étoiles…

Son subconscient – ou bien était-ce le sixième sens, celui du danger, qu’il possédait à un point extrême ? – le réveilla brusquement : une forme indistincte était agenouillée près de lui mais le poignard qu’elle brandissait dans la froide lumière de la pleine lune et qui allait le frapper était on ne peut plus net. Il se jeta hors du lit à l’instant où la forme s’abattait sur lui, se releva et tomba sur l’agresseur attrapant à pleins bras sous des tissus qui sentaient l’encens un corps et des membres extraordinairement souples mais fort peu masculins. Les forces n’étant pas égales, la lutte fut brève : la femme glissa de ses mains et allait s’enfuir quand il saisit une cheville. Déstabilisée, elle tomba lourdement sur le sol où il la cloua d’un genou posé sur une poitrine haletante puis, d’un geste vif, il écarta le voile dissimulant la figure. Le visage qu’il découvrit, sculpté par la lumière argentée de la lune, était fin et beau mais il ne possédait plus la fraîcheur de la jeunesse : c’était celui d’une femme de quarante à quarante-cinq ans, pas d’une femme confite dans les douceurs sucrées d’un harem. Le corps qu’il maintenait était mince, nerveux et sec comme celui d’une chèvre de montagne. Les yeux lui parurent énormes : deux lacs obscurs traversés d’éclairs.

— Qui es-tu ? demanda-t-il dans son arabe un peu sommaire. Pourquoi voulais-tu me tuer ?

Pour toute réponse, elle lui cracha au visage. En retour il faillit la gifler mais quelque chose le retint au-delà du fait qu’elle était une femme vaincue. Peut-être la certitude de sa qualité ?…

— Ce n’est pas une réponse, ni une façon de se conduire, se contenta-t-il de remarquer en se tordant le cou pour essuyer sa joue à l’épaule de sa chemise. De toute façon, je sais qui tu es : tu t’appelles Kypros et l’on te dit Nabatéenne. C’est bien ça ?

— Tu ferais mieux de lui parler grec, fit derrière lui la voix tranquille d’Adalbert que le bruit de la lutte avait dû réveiller.

— Je ne parle pas grec, sinon un peu celui de Démosthène grâce à mon cher précepteur…

— Ça devrait faire l’affaire. Les Nabatéens parlaient jadis l’araméen mais ils se sont convertis à la langue d’Homère parce que c’était plus commode pour le commerce de ces grands caravaniers importateurs qui avaient su truffer leurs parcours à travers le désert de citernes astucieusement disposées. Puis-je te suggérer de la laisser se relever ? Un genou sur l’estomac est peu propice à la conversation…

— Si je la lâche elle va filer. Tu n’as pas idée c’est une véritable anguille !

— Mais non…

Tandis que Morosini libérait lentement sa captive, Adalbert lui tendit la main et prononçant, en grec, une salutation qui eût satisfait sans doute Nausicaa car la femme ne put retenir un sourire et accepta la main tendue. Elle se releva d’un mouvement souple et se tint devant eux avec une aisance un peu hautaine qui confirma Morosini dans sa première impression : cette femme avec ses sandales usées, son voile et sa tunique grise plutôt misérable avait une allure d’altesse. Un instant encore, elle garda le silence, puis ramassant calmement le poignard qu’Aldo lui avait arraché, elle le glissa dans sa ceinture :

— On dirait que je vous dois des excuses, dit-elle dans un français qui leur arrondit les yeux.

— Vous parlez notre langue ? émit Adalbert abasourdi.

— Depuis l’enfance. Je l’ai apprise au Liban… Puis-je savoir qui vous êtes ?

Encore un peu sous le choc, Adalbert fit les présentations avec autant d’urbanité que si l’on eût été dans un salon et non sur un rocher désertique au bord de la mer Morte :

— Je suis désolée, dit la femme. Je vous prenais pour des pillards de la même espèce que ce Khaled et ses fils qui vous ont amenés jusqu’ici…

Morosini, lui, ne désarmait pas. Il trouvait un peu mince la contrition désinvolte d’une femme qui les aurait certainement tués tous les deux s’il ne s’était réveillé à temps :

— Cela vous plaît à dire. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas eu à nous en plaindre. Je n’en dirais pas autant de vous…

Elle lui offrit un sourire insolent :

— Rancunier ?

— On le serait à moins mais puisque apparemment il s’agissait d’un simple « malentendu », nous direz-vous d’abord qui vous êtes vraiment et ensuite pourquoi vous vouliez nous tuer ?

— Qui je suis ? Vous l’avez dit vous-même. Je m’appelle Kypros…

— C’est tout à fait insuffisant… Cela ressemble assez à un nom de guerre.

— Pourtant, c’est le mien et il faudra qu’il vous suffise car il est assez connu…

— Celui de la mère d’Hérode le Grand, intervint Adalbert, mais depuis cette époque beaucoup de temps a coulé. Vous aurez peine à nous faire croire que vous êtes sa fille…

— Non… mais sa descendante. J’appartiens à sa lignée tout comme j’appartiens à celle de…

Elle parlait du haut de sa tête, avec un orgueil dont elle s’aperçut soudain qu’il l’emportait peut-être un peu trop loin.

— De qui ? demanda Morosini.

— Cela ne saurait vous intéresser. Vous n’avez pas besoin d’en connaître davantage…

— Soit, gardez vos secrets mais répondez à ma seconde question : pourquoi m’avoir attaqué ? Oui, je sais, vous nous preniez pour des pillards mais des pillards de quoi ? Les biens répandus sur cette vieille forteresse presque rasée sont plutôt rares.

— Et pourtant vous cherchez quelque chose ? Vous avez même trouvé quelque chose. Je vous ai entendu le crier vers la fin de la journée…

Vidal-Pellicorne ouvrit la bouche pour répondre mais Aldo l’arrêta du geste. Cette femme arrogante l’agaçait de plus en plus et il n’avait aucune envie de la voir fourrer son nez dans leurs affaires :


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