Et, sans attendre de réponse, il la poussa vers Madeleine qui sanglotait en appelant son époux, tandis que deux matelots s’efforçaient de la faire embarquer.
— Accepte pour me faire plaisir, ma chérie ! Nous nous retrouverons à New York demain ! affirma-t-il gentiment à sa femme.
— Mais… Monsieur, protesta Helen, il faut que je voie le commandant ! Quelqu’un a été assassiné ! Mme d’Anguisola…
— Vous croyez que cela a de l’importance… maintenant ? fit-il avec l’ébauche d’un sourire en lui fourrant dans la main une poignée de billets de banque. Occupez-vous de ma femme ! Sans moi, elle est perdue ! Bon voyage !
Force fut à la jeune fille de se laisser transborder et installer auprès de Madeleine en larmes qu’elle prit dans ses bras où celle-ci se blottit d’instinct. Déjà, la chaloupe remplie au maximum descendait le long de la coque noire du navire. John Jacob Astor alluma une cigarette et se dégagea de la bousculade…
La panique régnait à présent : officiers et matelots avaient bien des difficultés à empêcher certains hommes d’embarquer malgré l’interdiction et devaient menacer de leurs armes. Sans grand effet d’ailleurs ! Ce fut seulement le canot 8 qui amorça le chargement des femmes et des enfants de l’entrepont. Le bâtiment commençait à piquer légèrement du nez. Il fallut deux heures pour emplir toutes les embarcations. Les éloigner fut presque aussi difficile. Des hommes se jetaient à l’eau (à - 2°!) et tentaient de s’y accrocher. Tous n’étaient pas pleins. Le canot 1 était parti avec cinq passagers, six soutiers et une vigie qui l’avaient pris d’assaut. Résultat : les canots n’emportèrent que 700 personnes alors que leur capacité totale était d’environ 1 200 ! Quand le dernier s’éloigna, il en restait 1 500 à bord. Le commandant Smith rejoignit sa passerelle. Thomas Andrews, l’architecte, s’était retiré dans le fumoir. Il avait jeté son gilet de sauvetage et, immobile devant un tableau représentant L’Avènement du Nouveau Monde qu’il contemplait les bras croisés, il n’entendit même pas le steward qui le pressait de fuir… John Jacob Astor allumait une nouvelle cigarette… et l’orchestre jouait toujours. Mais cette fois c’était « Autumn », un cantique…
Soudain, le Titanic se souleva à la verticale, y resta immobile pendant une minute environ, les lumières s’éteignirent, un bruit violent se fit entendre quand les machines éclatèrent et enfin le beau navire plongea… sans faire de vagues.
Quand, vers 4 heures, le Carpathia arriva sur les lieux du drame, il trouva l’océan lisse moucheté de petits icebergs et d’embarcations qui semblaient à la dérive…
Une fois à bord, Helen, confiant un moment Madeleine à une passagère, entreprit de faire le tour des rescapés, cherchant sa meurtrière – en vain.
Pensant qu’elle faisait peut-être partie des victimes, elle fit un signe de croix et rejoignit celle qui avait besoin d’elle…
Première partie
UN JOYAU FUGUEUR
1
Un client peu ordinaire…
L’Américain regardait autour de lui et Aldo Morosini regardait l’Américain. De toute évidence aucun d’eux ne s’attendait à ce qu’ils voyaient. Pour l’un, c’était la somptuosité – mesurée mais d’autant plus imposante ! – du décor : le haut plafond aux poutres enluminées, la fresque de Tiepolo, le bureau Mazarin de bois précieux, d’écaille et de cuivre avec d’admirables bronzes dorés, les sièges et les longs rideaux de velours d’un jaune doux, le portrait d’un doge entre deux fanaux de navires, l’immense tapis de la Savonnerie aux nuances assorties et quelques rares mais très beaux objets comme ce vase Kien-Long empli de feuillage roux et d’une poignée de chrysanthèmes jaunes. Seul le personnage assis derrière le bureau ne l’étonnait pas : il l’avait déjà vu dans un journal…
Pour Morosini, ce fils des États-Unis ne ressemblait en rien à ceux qu’il avait rencontrés, et il y en avait beaucoup. En fait, Cornélius B. Wishbone avait l’air d’un ange farceur un peu âgé habillé par un tailleur connaissant son métier…
Sous des moustaches grises, légères et frisottantes, et une courte barbe en éventail se séparant par le milieu, il avait un visage ouvert, une bouche aux coins retroussés, des yeux d’un bleu candide regardant bien droit, un front à moitié dégarni et, brochant sur le tout, un chapeau de feutre noir à larges bords qu’il portait en arrière comme une auréole et dont il semblait avoir le plus grand mal à se séparer : il ne l’avait ôté qu’un instant, pour saluer avant de le remettre en place. Maintenant qu’il était assis, on ne remarquait plus ses jambes légèrement arquées annonçant un cavalier. En fait il venait du Texas où il possédait un ranch gigantesque.
Patiemment, le prince-antiquaire et expert en joyaux rares attendit que le regard de son visiteur, examen local terminé, revînt se poser sur lui et sourit :
— Cela vous plaît ?
— Faudrait être difficile ! Un vrai palais !
Morosini faillit lui dire qu’on l’appelait comme ça à Venise mais se contenta de répondre :
— Un petit alors ! Ce n’est pas Versailles !
— Ver… sailles ? Connais pas !
Aldo pensa qu’il tenait là une rareté. Les Américains qui débarquaient en Europe inscrivaient toujours la demeure du Roi-Soleil dans les premiers rangs des sites qu’il fallait à tout prix visiter. Peut-être pour s’assurer que les dollars investis par leur compatriote Rockefeller dans la réfection du monument ne l’étaient pas à fonds perdus !
— C’est sans importance, concéda-t-il. À présent, si vous m’appreniez ce que vous attendez de moi ?
Pour l’encourager, il présenta un coffret à cigares que l’on refusa :
— Merci grandement mais je préfère ma pipe !
Et, joignant le geste à la parole, Mr Wishbone sortit l’objet qu’il entreprit de bourrer avec un tabac très noir qu’Aldo regarda avec inquiétude. Si jamais c’était du tabac français, Lisa – sa femme ! – allait encore insister pour que l’on envoie les rideaux chez le teinturier ! Les premières bouffées le renseignèrent : c’était exactement ça ! Mais, après tout, si le client en valait la peine… À titre de consolation, il eut droit à un rayonnant sourire, après quoi Wishbone se carra dans son fauteuil, croisa les jambes et commença :
— Voilà ! Il faut vous dire d’abord que je suis très très riche ! Des prairies à perte de vue avec dessus des vaches, des chevaux… et du pétrole en dessous !
— En effet ! apprécia Aldo. Ce n’est guère courant…
— N’est-ce pas ? J’ajoute que je suis célibataire mais très, très, très amoureux de la plus merveilleuse des femmes ! Mais peut-être la connaissez-vous ? Elle chante l’opéra et s’appelle Lucrezia Torelli.
Aldo ne put s’empêcher de rire. La Torelli ! Rien que ça ! Une voix sublime, une silhouette de rêve, un visage de madone… et très probablement une redoutable… emmerdeuse ! Deux ans plus tôt, elle était venue chanter Tosca à la Fenice avec un art si bouleversant qu’elle avait mis toute la ville à ses pieds, à l’exception du personnel du Danieli que ses caprices et ses exigences avaient mis sur les genoux et de tous ceux qui avaient eu à la servir. Elle possédait même sa légende : se disant descendante des Borgia, elle exigeait de ses soupirants avant de leur accorder quelque faveur de lui offrir des objets provenant de leur époque et, si possible, leur ayant appartenu. Des bijoux, de préférence !
À Venise, elle avait « convoqué » Morosini afin qu’il lui apporte à son hôtel un « choix » de ce qu’il avait de mieux dans le genre, faisant preuve d’une désinvolture qui l’avait mis hors de lui. Patraque, d’ailleurs, il avait répondu qu’il la recevrait volontiers mais ne se dérangerait pas. Sur ce, nouveau message de la « diva » : des rois se déplaçaient pour elle et il n’y avait aucune raison pour qu’un « prétendu » prince – commerçant, de surcroît ! – se prenne pour ce qu’il n’était pas ! Furieux, il n’avait pas répliqué et avait même interdit à Guy, qui lui avait proposé ses bons offices, de le remplacer. Leurs relations s’étaient arrêtées là.