— On voit que tu étais fils unique !

— Toi aussi !

— Oui, mais moi, j’avais tellement de cousins qu’on ne s’en apercevait pas…

Aldo, pour sa part, aurait préféré des frères, les cousins en question ayant tous été – ou étaient peut-être encore ! – amoureux de Lisa. Même Apfelgrüne qui, au début de leurs relations, avait fait son possible pour l’écarter de sa belle cousine, avant de se transformer, il est vrai, en assistant plein de bonne volonté quand son ami Adalbert et lui traquaient l’opale manquant au Pectoral du Grand Prêtre de Jérusalem. Depuis, évidemment, il avait rencontré son Hilda à un bal chez les Kinski, s’était retiré de la compétition et transformé en un excellent ami. Ce qui n’était pas le cas de certains autres, comme le cousin Gaspard, suisse comme Lisa mais installé à Paris, qui ne se décourageait pas mais avait au moins la pudeur de ne pas se montrer à Venise…

Après avoir raccompagné Cornélius à la gondole du Danieli qui l’attendait, Aldo se rendit dans le bureau de Guy Buteau, son fondé de pouvoir qui avait été, jadis, son précepteur, et le trouva en compagnie de Lisa venue demander qu’il sorte du coffre la parure d’aigues-marines et de diamants qu’elle porterait le soir même au bal chez les Foscari où, puisque Aldo partait pour Paris, elle comptait emmener Friedrich et Hilda.

Comme chaque fois qu’il les voyait ensemble, Aldo admira le contraste formé entre la somptueuse chevelure rousse de sa femme et les cheveux neigeux de son vieil ami. Ils se connaissaient depuis des années, du temps où Lisa, fille d’un richissime banquier zurichois, officiait auprès d’Aldo en tant que secrétaire – ô combien compétente ! – sous le nom et l’aspect ahurissant de Mina Van Zelden, Hollandaise à lunettes et chignon serré, engoncée dans d’incroyables tailleurs en forme de cornets de frites (1). Une véritable affection les unissait mais, à l’entrée de son mari, Lisa tourna vers lui son beau regard couleur de violettes.

— Alors, ton Américain ? Il ne ressemble pas beaucoup à ceux que l’on voit d’habitude !

— Ça, tu peux le dire ! Tu ne devineras jamais ce qu’il est venu me demander ?

— L’émeraude de Néron ?… Les perles de Cléopâtre – celles qui n’ont pas fondu !… La pierre philosophale ?

— C’est presque ça : la Chimère des Borgia !

— Cela aurait pu se faire il y a des années mais depuis vingt ans qu’elle repose au fond de l’océan, cela me paraît plus difficile ! dit Guy.

— Curieux ! fit Lisa. C’est même de la folie pure. Il devrait se trouver un rêve plus accessible.

— Aussi n’est-ce pas pour lui mais pour la dame de ses pensées.

— Qui est ?… Si toutefois il te l’a confié ?

— Lucrezia Torelli, la cantatrice !

— Ta bête noire ? Celle qui se prend pour Turandot ? Le pauvre ! Il a l’air si gentil ! Tu lui as dit qu’il perdait son temps ?

— Bien sûr ! Ça ne l’a pas découragé pour autant !

— Comment cela ? s’étonna Guy. On ne possède aucun moyen de fouiller l’épave du  Titanic.

— Oh, c’est beaucoup plus simple : il veut qu’on la lui copie… en vrai !

Satisfait de l’effet produit, il s’accorda le loisir de contempler les deux visages sidérés qui lui faisaient face.

— En admettant qu’on trouve des pierres semblables, cette bagatelle va lui coûter sa fortune !

— Ça ne semble pas l’inquiéter. Apparemment, elle peut supporter la dépense !

M. Buteau ôta ses lunettes, prit son mouchoir et les essuya avant d’en rechausser son nez.

— Ce n’est pas un bijou de femme. D’après les reproductions, je lui trouve même un côté menaçant !

— C’est un bijou Borgia. Le pape Alexandre VI l’avait commandé pour son fils César dont cette femme se prétend la descendante. En outre, elle jure qu’elle épousera celui qui la lui rapportera !

— Elle est futée ! commenta Lisa, amusée. Comme elle ne doit rien ignorer du naufrage, c’est une façon comme une autre d’avoir la paix, mais je ne suis pas certaine que l’idée de ton Américain soit si géniale ! Au fait, il s’appelle comment ?

— Cornélius B. Wishbone !

— En admettant qu’il réussisse à la faire copier, elle saura tout de suite que ce n’est pas la vraie…

— Les pierres seront pourtant authentiques !

— Il se peut alors qu’elle la conserve mais refuse le mariage ! Il se sera ruiné pour rien !

— Ruiné ? Cela m’étonnerait, mon cœur ! Comme je lui proposai de l’emmener chez Cartier voir ce que Mme Toussaint penserait de son projet en précisant que je devais aller à Paris pour la vente, à Drouot, de la collection Van Tilden, il m’a rétorqué qu’il avait l’intention de m’y accompagner – tenez-vous bien, mes enfants ! – pour voir s’il ne trouverait un « petit quelque chose » à acheter pour faire prendre patience à son idole !

— Mais, fit Guy Buteau d’une voix plaintive, c’est la plus belle collection privée de joyaux de la Renaissance ! Tiens, j’y pense : il y aura même trois des quelque 3 780 bijoux que Lucrèce Borgia, duchesse de Ferrare, a laissés à sa mort !

— Com… bien ? hoqueta Lisa, suffoquée.

— 3 780… à deux ou trois près ! La moindre bricole va coûter cher.

— Je le lui ai dit, reprit Aldo. Ça n’a pas l’air de le troubler !

— Et il le sort d’où, son argent, ton milliardaire ?

— Texas ! Des terres à perte de vue avec dessus des milliers de vaches… et quelques puits de pétrole !

— Tu m’en diras tant ! S’il est aussi riche, il doit être imbuvable !

— Lui ? C’est un amour ! Je vais l’emmener chez Tante Amélie. Il va la distraire énormément et j’ai hâte de savoir ce que Plan-Crépin en pensera.

— Et moi, je n’y serai pas ! gémit Lisa. Pendant ce temps-là, je vais continuer à promener la famille Apfelgrüne à travers Venise ! C’est trop injuste !

— C’est toi qui les as invités, mon cœur ! Et ce soir, chez les Foscari, tu feras encore des ravages avec cette parure qui te rend si irrésistible ! Ce pauvre Apfelgrüne va se demander pour quelle raison obscure il a épousé Hilda !

— Parce qu’elle est charmante ! Quant à toi, je me méfie toujours quand tu te lances dans les compliments ! Tu comptes rester combien de temps à Paris ?

— Trois ou quatre jours !

— Oui… mais après ? Tu iras où ?

— Quelle question ! Je rentrerai, bien sûr ! Où veux-tu que j’aille ?

— Je ne sais pas moi !… Le Tibet ?… L’Alaska ?

— Fait trop froid !

— Alors le Mexique, la Colombie aux émeraudes… les îles Sous-le-Vent.

— N’importe quoi ! Tiens, si tu es bien sage, j’essaierai de te ramener Cornélius ! Il est distrayant au possible !

— À moins que ce ne soit lui qui t’emmène au bout du monde !

Aldo fronça les sourcils. C’est qu’elle avait l’air d’y croire ! Quittant le ton de la plaisanterie, il emprisonna les épaules de sa femme dans ses mains tandis que Guy Buteau s’esquivait discrètement :

— Qu’est-ce que tu as, Lisa ? On dirait que ce voyage à Paris te tourmente vraiment ?

— N’exagérons rien ! Souviens-toi seulement que, la dernière fois, tu devais rester en Égypte cinq ou six jours et tu es resté quatre mois !

— Encore heureux de ne pas y être resté définitivement ! fit-il un peu sèchement. Que veux-tu, il faut bien que je fasse mon métier et il m’oblige à voyager ! Je ne te propose pas d’envoyer Guy à ma place pour cette vente ! Elle est importante… et je ne devrais pas être obligé de te l’expliquer. Mina Van Zelden aurait compris sans qu’on soit obligé de lui faire un dessin !

— Mais j’ai compris, rassure-toi ! Et puis tu pourras toujours revenir en compagnie d’Adalbert qui sera sûrement à Paris !

— Pas sûr : il a un appartement à Londres !

— Il m’étonnerait fort qu’il ne soit pas là ! Puisque tu vas chez Tante Amélie il s’arrangera pour que le « gang » soit au complet !

Et, posant un baiser rapide sur le bout du nez de son époux, Lisa ramassa ses écrins et remonta dans sa chambre. Elle s’en voulait d’avoir donné libre cours à la vague inquiétude qui lui était venue en apprenant qu’il allait s’occuper de cet Américain, si sympathique soit-il.


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