Les jours passaient ainsi, paisibles et reposants pour les deux amies. En attendant le retour de frère Étienne, elles avaient laissé la politique de côté et donnaient à l'amour la préséance dans leurs entre tiens. Elles se levaient tard, descendaient à la rivière pour se baigner, paressaient dans l'eau avant de passer à table, faisaient une courte sieste puis retournaient se baigner à moins qu'elles ne décidassent de sortir à cheval dans la campagne. Le soir, après le souper, on écoutait les chansons d'un page ou bien les histoires d'un ménestrel de passage. Trois semaines passèrent ainsi sans autre fait saillant qu'une lettre d'Ermengarde racontant les derniers potins de la Cour, et les dernières nouvelles reçues :

« Une chose incroyable, ma chère Catherine !,écrivait la Grande Maîtresse. Est-ce que Monseigneur Philippe n'a pas été obligé de se rendre à Gand en toute hâte ? Une femme qui se donnait pour sa propre sœur, notre chère petite duchesse de Guyenne, y faisait scandale après avoir été reçue en princesse. En fait, il s'agissait d'une pauvre folle, une religieuse échappée d'un couvent de Cologne. Le duc l'a remise à l'évêque et il ne restera plus au digne prélat qu 'à la réexpédier à son abbesse. Mais ces avatars ont retardé le voyage de Monseigneur à Paris où il doit être à l'heure qu'il est. On dit qu'il s'y emploie à se faire payer par Bedford ce qui lui restait dû sur la dot de feu la duchesse Michelle, dont Dieu ait l'âme.

Cela donne d'assez jolis maquignonnages entre un prince français, quoi qu'il en dise, et le régent anglais, qui a déjà dû lâcher Péronne, Roye et Montdidier, plus deux mille écus, plus le château d'Andrevic... et le péage de Saint- Jean-de-Losne, ce qui devrait intéresser votre amie. Pour les trois villes, Philippe ne les tient pas encore, car il lui faudra les arracher aux troupes royales... »

La lettre continuait longtemps sur ce ton. Ermengarde n'écrivait pas souvent, mais, lorsqu'elle prenait la plume, elle couvrait des lieues de parchemin sur sa lancée... Odette en avait écouté la lecture avec un sourire amer.

— J'admire, dit-elle, la générosité du Régent qui paie ses alliés avec ce qui ne lui appartient pas. Il donne Saint-Jean-de-Losne qui est à moi et Monseigneur Philippe accepte. Il ne craint pas de me ruiner !

— Il ne le fera peut-être pas. Vous conserverez sans doute votre ville, Odette, dit Catherine.

Mais la jeune femme haussa les épaules avec mépris.

— Vous ne connaissez pas encore Philippe de Bourgogne. Son père m'avait fait donner cette ville parce que je lui étais utile auprès du roi Charles, mais maintenant qu'il est mort, que je ne sers plus à rien, on me reprend ce que l'on m'a donné. Philippe est comme son père, ma chère amie.

Rapace sous des dehors fastueux. Il ne donne qu'à bon escient et contre valeurs sûres...

— Il y a moi, riposta Catherine. Philippe prétend m'aimer. Il faudra bien qu'il m'entende...

Le soir même, frère Etienne Chariot se présenta au pont-levis et demanda à être reçu. Il était absolument gris de poussière, et dans leurs sandales, ses pieds noircis montraient plus d'une égratignure. Mais son sourire était rayonnant.

— Vous me voyez si heureux de vous trouver réunies, dit-il en saluant les deux femmes. La paix soit avec vous !

— Et avec vous aussi, frère Étienne, répondit Odette. Quelles nouvelles nous apportez-vous ? Mais d'abord asseyez-vous. Je vais vous faire apporter des rafraîchissements.

Ce ne sera pas de refus. La route est longue depuis Bourges et peu sûre à cette heure. Un capitaine d'aventures bourguignon, Perrinet Gressard, tient la campagne et marche sur La Charité sur-Loire... J'ai eu bien du mal à lui échapper. Mais les nouvelles que je rapporte sont bonnes, excellentes même pour Madame de Brazey. Le roi a payé rançon pour messire Jean Poton de Xaintrailles et pour le seigneur de Montsalvy qui, à cette heure, doivent avoir repris leur poste en Vermandois. Mais quelles sont vos nouvelles à vous ?

Pour toute réponse, sans hésiter même une seconde, Catherine lui tendit la lettre d'Ermengarde. C'était le premier geste de rébellion envers Philippe de Bourgogne qu'elle accomplissait, mais sa détermination était absolue maintenant. Yolande d'Aragon, en rachetant Arnaud, s'était attaché la fidélité de Catherine.

Le cordelier parcourut rapidement le parchemin couvert de l'extravagante écriture d'Ermengarde et hocha la tête :

— Bedford fait de bien grandes concessions. Il a besoin de Philippe...

autant que le roi a besoin de répit !

— Ce qui veut dire ? demanda Catherine avec un peu d'involontaire hauteur.

Frère Etienne ne se formalisa pas du ton. Sa voix avait autant de douceur que son sourire quand il répondit :

— Que le duc Philippe a quitté Paris, qu'il marche sur Dijon à petites journées pour préparer les noces de Madame de Guyenne... et que le temps des vacances est terminé pour la femme du Grand Argentier de Bourgogne.

L'allusion était plus que transparente. Catherine détourna la tête, mais sourit :

— C'est bien. Je rentrerai à Dijon demain.

— Moi, je reste, fit Odette. Si le duc veut ma ville, il faudra qu'il vienne la prendre. Encore devra- t-il faire enlever mon cadavre des décombres...

— Soyez sûre qu'il n'y manquera pas, fit le moine

avec un sourire narquois. Et la Saône est si près qu'il n'aura guère de peine à s'en débarrasser. Vous ne serez jamais la plus forte. Pourquoi vous obstiner ?

— Parce que...

Odette rougit, se mordit les lèvres et finalement éclata de rire.

— Parce qu'il est trop tôt. Vous avez raison, frère Etienne, je n'ai rien d'une héroïne épique et les grands mots ne me vont pas. Je reste simplement parce que j'attends un messager de Monseigneur le duc de Savoie qui ne renonce pas à réconcilier les princes ennemis. Lorsqu'il sera venu, je rentrerai moi aussi à Dijon, chez mes parents.

Retirée dans sa chambre, Catherine passa une partie de la nuit à sa fenêtre.

Il faisait un magnifique clair de lune. Sous les murs, la rivière roulait des flots couleur de mercure. Toute la plaine de Saône dormait dans la paix nocturne. Rien, si ce n'est l'aboiement lointain d'un chien et le cri d'une chouette dans un arbre, ne troublait le silence, mais Catherine sentait que les minutes fugitives qu'elle vivait pour l'instant ne se reproduiraient pas avant longtemps. Venaient des jours de combat, des jours d'angoisse et de crainte.

Elle était maintenant une espionne au service du roi de France. Jusqu'où donc l'amour d'Arnaud l’entraînerait-il ?

Garin de Brazey rentra chez lui le jour de la Saint- Michel. Il était tôt le matin quand il sauta de cheval dans la cour de son hôtel, mais Catherine était déjà sortie, afin de se rendre à la messe. Pour une fois, elle avait abandonné Notre-Dame au profit de Saint- Michel puisque l'on célébrait ce jour-là la fête de l'Archange. Malgré l'inguérissable amour éprouvé pour Arnaud, elle n'oubliait pas Michel de Montsalvy qui avait été son premier, son plus pur amour, un amour quasi divin qui ne s'était vêtu de chair que pour le second des Montsalvy. Elle ne manquait pas, chaque 29 septembre, d'aller aux autels prier pour l'âme du jeune homme si injustement massacré et trouvait une douceur, un apaisement à sa torturante passion, en priant pour le frère bien-aimé d'Arnaud.

L'église Saint-Michel, située au bout de la ville, près du rempart, était une assez triste bâtisse : une tour carrée sur une vieille nef, des bas-côtés de bois, grossières réparations du dernier incendie, mais Catherine trouvait que la prière y était plus facile. Suivant son habitude, elle s'y attarda un moment avec Perrine et la matinée était déjà bien avancée quand elle rentra chez elle.

L'agitation de la rue, les mules et les chevaux qui l'encombraient, les portes de l'hôtel grandes ouvertes et toute la troupe des jeunes apprentis copistes, sortis de chez les parcheminiers voisins, qui bayaient aux corneilles devant les bagages, tout cela lui apprit le retour de son époux. Elle n'en fut pas surprise car elle s'attendait chaque jour à le voir revenir. Seulement contrariée. Elle eût préféré qu'il revînt plus tard dans la journée pour avoir le temps de se mieux préparer à une entrevue dont elle ignorait le déroulement.


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