Pourtant, si elle pardonnait, elle ne comprenait pas. Pourquoi Garin l'avait-il à moitié tuée parce qu'il l'avait crue, toute cette nuit, auprès d'un autre homme ? Il ne l'aimait pas, il ne la désirait pas et même il la destinait à Philippe. Alors ?
Finalement, Catherine abandonna la question. Elle souffrait trop de sa tête et de tout son corps. Et puis la drogue calmante de Sara commençait à faire son effet. Philippe n'avait pas quitté la chambre depuis cinq minutes, reconduit par Ermengarde jusqu'à la porte de la rue, qu'elle succombait au sommeil. Sara était retournée s'asseoir au coin de l'âtre. Ses yeux noirs fixaient les flammes comme pour y lire d'invisibles choses. La rue était silencieuse. On entendait seulement le pas du cheval de Philippe qui s'éloignait...
On quitta Arras quelques jours plus tard. Catherine était loin d'être remise, mais elle ne voulait pas retarder outre mesure son amie Ermengarde. De plus, elle avait hâte de rentrer chez elle et de s'éloigner, le plus vite possible, de cette cité dont elle ne conservait pas un souvenir excellent. Grâce aux soins vigilants de Sara et de la comtesse, aux nombreux baumes dont elles avaient enduit, deux fois par jour, ses blessures, la jeune femme avait vu s'alléger considérablement l'épaisseur des pansements. Le jour du départ, elle n'en conservait plus que trois ou quatre, un à l'épaule, deux aux cuisses et un emplâtre sur les reins. Du reste, Sara disait que le grand air activerait la guérison. Le matin du départ, elle s'était contentée d'habiller chaudement sa maîtresse car, bien que l'on atteignît les premiers jours de mai, le temps demeurait frais. Elle lui avait passé des gants doublés de peau fine, dont l'intérieur était oint d'une huile adoucissante, et pour cacher son visage où quelques ecchymoses demeuraient visibles, entre autres l'œil gauche résolument poché, elle lui avait entouré la tête d'un voile assez épais pour dérober le plus gros des dégâts.
Étant donné l'état de faiblesse de Catherine, le voyage devait se faire dans une grande litière traînée par des mules où la jeune femme pourrait voyager couchée. Ermengarde de Châteauvillain, malgré sa passion pour les chevauchées, devait la partager avec son amie pour lui tenir compagnie. Sara et les autres serviteurs suivraient à cheval. Une escorte armée était prévue, à cause des troubles des régions traversées et, lorsqu'au matin du départ, Catherine vit arriver cette escorte avec la litière qui lui était destinée, elle ne put s'empêcher de sourire. La litière était aux armes ducales et l'escorte aux ordres de Jacques de Roussay, épanoui de joie à la pensée d'une si agréable mission.
— Ce sera notre second voyage ensemble, fit-il en venant présenter ses devoirs à la jeune femme qu'à vrai dire il fut un peu étonné de trouver si bien empaquetée. Le premier fut si délicieux que celui-ci m'enchante à l'avance.
Il avait compté sans Ermengarde qui surgissait à cet instant de sa chambre en achevant de mettre ses gants.
— Modérez votre enthousiasme, jeune homme ! C'est moi qui suis chargée tout spécialement de Madame de Brazey et je me sens de taille à la distraire toute seule. Veillez à vos hommes, aux logis et à la route, vous aurez bien assez à faire...
Ainsi rabroué, le jeune homme fit le dos rond. Catherine lui tendit sa main gantée.
— Ne le rudoyez pas trop, Ermengarde ! Messire de Roussay est mon fidèle ami et sous sa garde nous serons en sûreté. Partons-nous maintenant ?
Tout ragaillardi, Jacques s'en alla faire boire à ses hommes le coup de l'étrier, tandis que l'on chargeait les bagages sur des mules et que les dames prenaient place dans la litière. Toutes deux, par crainte des voleurs, avaient conservé auprès d'elles leur coffret à bijoux. Celui de Catherine, qui renfermait le fameux diamant noir, représentait une fortune à lui tout seul.
La petite troupe s'ébranla vers le milieu de la matinée. Il faisait un temps un peu acide et le vent soufflait sur les plaines basses. Jacques, suivant les ordres reçus, fit un détour et prit par Cambrai au lieu de piquer droit au sud.
Il s'agissait d'éviter Péronne et le comté de Vermandois que tenaient les gens de Charles VII. Le jeune capitaine ne souhaitait pas voir tomber dans leurs mains un otage aussi précieux que Catherine...
Quoi qu'elle en eût dit, la compagnie d'Ermengarde n'était pas des plus distrayantes. À peine installée dans les coussins auprès de son amie, la comtesse, fidèle à ses habitudes, s'était profondément endormie et sa conversation, tout au long de l'étape, se borna à de vigoureux ronflements.
Par contre, aux relais, dans les auberges ou les couvents où l'on s'arrêtait, elle retrouvait toute sa vitalité et son formidable appétit.
Livrée ainsi à elle-même, Catherine eut tout le temps de réfléchir aux récents événements. Elle n'avait pas revu Garin. Chaque jour, il avait fait prendre de ses nouvelles, soit par un serviteur, soit, une ou deux fois seulement, par Nicolas Rolin. Mais l'orgueilleux chancelier n'aimait guère ce genre d'ambassade qui le mettait en contact forcé avec Ermengarde, toujours aussi peu aimable.
Hormis cette prise de nouvelles quotidienne, Garin n'avait rien fait pour tenter un rapprochement. Catherine avait appris son départ pour Gand et Bruges où il avait à faire, mais il avait quitté la ville la veille du départ de sa femme sans lui faire ses adieux. Cela n'avait d'ailleurs aucune importance pour la jeune femme qui préférait de beaucoup ne pas se retrouver trop tôt en face de son époux. Elle avait longuement cherché ce qui avait pu motiver la fureur de Garin et en était arrivée à cette conclusion qu'il craignait le déplaisir du duc lorsqu'il apprendrait la visite de Catherine au tref de Montsalvy.il ne pouvait y avoir d'autre solution. Il était impossible d'invoquer la jalousie dans le cas de Garin.
Le voyage se poursuivit sans histoire. Il y eut, comme à l'aller, la pénible traversée de la Champagne dévastée avec ses villages morts, ses visages faméliques et les troupes de réfugiés qui, avec le peu d'objets ou d'animaux sauvés du désastre, s'acheminaient le long des routes dans l'espoir de se réfugier sur les terres de Bourgogne, à l'abri des ravages. Sur leur chemin, Catherine et Ermengarde firent la charité autant qu'elles le pouvaient, mais, parfois, le capitaine de Roussay dut intervenir pour dégager un peu rudement la litière des hordes affamées qui l'assiégeaient. Le visage si nu, si effrayant de cette misère ravageait le cœur de Catherine.
Un soir comme la petite troupe, après avoir quitté Troyes, approchait des frontières de Bourgogne, et s'apprêtait à s'arrêter pour la nuit, elle rejoignit un groupe étrange. C'était un long cortège d'hommes et de femmes au teint basané qui, de loin, pouvaient ressembler à l'exode d'un village. Mais, en approchant, on s'apercevait que ces gens avaient un aspect insolite. Les femmes avaient toutes un turban de toile dont un pan passait sous le menton, des vêtements de laine bariolée sur une chemise de lin grossier, largement échancrée. Elles portaient de petits enfants bruns, à demi nus, dans des bandes d'étoffe accrochées à leurs épaules, ou d'autres encore dans des !
paniers qui battaient les flancs de leurs mules. Elles avaient des colliers de piécettes, des yeux de braise et des dents éclatantes. Leurs compagnons portaient d'épaisses barbes noires qui leur mangeaient tout le visage, des chapeaux de feutre délavés, des vêtements criards et souvent troués, mais ils avaient la dague et l'épée au côté. Des chevaux, des chiens, des volailles les suivaient et ils parlaient un langage étrange. Tout en marchant, ils chantaient en chœur une bizarre mélopée lente que Catherine eut l'impression immédiate d'avoir déjà entendue... Or, tandis que, relevant d'une main les rideaux de sa litière, elle se penchait pour mieux entendre, elle vit soudain la mule de Sara passer comme une flèche auprès d'elle. Sa cavalière, cheveux au vent, les yeux étincelants, galopait vers les étranges voyageurs en poussant des cris à rompre les oreilles.