— On dirait qu'il se passe quelque chose dans cette rue, fit soudain derrière Catherine la voix enrouée de Bérenger.

De la robe du saint les yeux de la jeune femme redescendirent vers la terre pour constater qu'un attroupement s'y était formé tout juste sous l'enseigne : une poignée de commères, quelques gamins, deux vieillards appuyés sur de gros bâtons et un portefaix accouru de toute évidence du marché au blé voisin. Mais tous regardaient avec passion un événement qui semblait avoir pour théâtre l'intérieur de la boutique.

— Ce n'est pas dans la rue qu'il se passe quelque chose, dit Catherine, c'est chez mon oncle. Allons voir ! On dirait qu'on s'y dispute.

En effet, des éclats de voix passaient comme des rafales sur les têtes des spectateurs. Mais la dame de Montsalvy n'eut même pas le temps de mettre pied à terre : un homme aussi haut qu'une armoire et rouge comme une brique venait d'apparaître au seuil du magasin, repoussant devant lui à deux mains une grande femme maigre et toute vêtue de noir qu'il jeta littéralement à la rue.

Allez au Diable, espèce de diseuse de patenôtres ! hurla-t-il d'une voix dont le son éraillé attestait une fréquentation assidue de la bouteille. Et n'y revenez plus ! Sinon vous vous apercevrez qu'ici c'est moi qui commande et que celui qui m'en délogera n'est pas encore sorti du ventre de sa putain de mère !

La foule s'ouvrit avec un « oh ! » scandalisé. Catherine s'élança vers la femme qu'un bras secourable venait de sauver d'une chute dans la poussière.

— Madame... commença-t-elle.

Mais ses yeux s'agrandirent soudain et la phrase, demeurée en suspens, s'acheva en un soupir suffoqué.

— Loyse !... Doux Jésus !...

Il devait y avoir une bonne quinzaine d'années qu'elle n'avait revu sa sœur et, à se retrouver aussi soudainement en face d'elle, elle éprouvait un choc dont elle ne parvenait pas à démêler s'il lui était réellement très agréable ou non.

De son côté, et en dépit d'un empire sur elle-même parvenu presque au sommet d'une légende, l'abbesse des Bénédictines de Tart ne put s'empêcher de le ressentir elle aussi.

— Catherine ! s'écria-t-elle. Toi, ici ? Mais d'où viens-tu ?

— De Châteauvillain où notre mère est morte et où nous avons subi un siège. Mais toi, Loyse ? comment se...

L'aînée des ex-demoiselles Legoix fronça les sourcils avec un léger reniflement désapprobateur.

— Il ne faut plus m'appeler Loyse, dit-elle. Je suis la mère Agnès de Sainte-Radegonde.

Catherine réprima un sourire. Cela ressemblait bien à l'ancienne Loyse, toujours si durement repliée sur elle-même, de s'attacher aux apparences extérieures qui pouvaient lui servir de rempart !

D'ailleurs, physiquement, elle n'avait que très peu changé. Plus maigre sans doute et le teint passé du blanc pur à un ton d'ivoire délicat. Son nez qui avait toujours été un peu long tournait à la lame de couteau ; mais les yeux bien fendus avaient gardé leur joli bleu d'azur.

Tu ne voudrais tout de même pas que je t'appelle ma mère ? fit-elle avec une pointe d'ironie qui ne fut d'ailleurs pas perçue.

— Mes filles disent « mère Agnès ». Toi seule as le droit de m'appeler « ma sœur ».

— Cela va être commode ! marmotta Catherine entre ses dents tandis que Loyse considérait sans aménité excessive ses jeunes compagnons et demandait :

— Qui sont ces garçons ?

— Mon écuyer, Gauthier de Chazay, mon page Bérenger de Roquemaurel. À présent... ma sœur, m'expliqueras-tu quel est ce rustre qui, si j'ai bien vu, vient de te jeter à la porte de chez nous ?

La colère de Loyse, un instant calmée par les surprises du revoir, repartit de plus belle.

— Un suppôt de Satan ! Le maudit frère de la traînée dont notre malheureux fou d'oncle a fait sa compagne. Une gueuse immonde qui a nom...

— Je sais ! Est-ce... qu'il l'a épousée ?

— Je l'ignore car il est impossible de l'approcher. Pour savoir où nous en sommes et dans l'intention de lui faire visite, j'ai demandé à Monseigneur l'évêque une dispense et la permission de quitter quelques jours mon couvent. Mais ces gens montent une garde féroce et tu as pu voir par toi-même comment s'est achevée mon ambassade...

— En effet. Eh bien, voyons ce qu'il en sera de la mienne...

Suivie de ses deux compagnons dont les yeux brillaient d'un éclat égal à l'idée d'en découdre avec le dragon du logis, Catherine se dirigea vers le magasin. Avant d'en franchir le seuil elle avisa l'un des gamins qui continuaient à stationner dans la rue avec ce sûr instinct des badauds qui sentent si une pièce est terminée ou s'il y a encore un acte ou deux.

— Veux-tu gagner une pièce d'argent ?

— La belle question ! Qui ne voudrait, noble dame ?

Alors réponds d'abord à une question. Qui commande la garde du palais ? Est-ce toujours messire Jacques de Roussay ?

— Oui-da ! C'est bien lui.

Fouillant dans son escarcelle, Catherine en tira la pièce annoncée qu'elle mit dans la main de l'enfant.

— Trouve-le et ramène-le ici ! Dis-lui que Catherine t'envoie...

— Catherine qui ?

— Catherine suffira. Dis-lui de venir tout de suite chez maître Mathieu Gautherin et d'amener quelques archers. J'aurai sans doute besoin que l'on me prête main-forte.

— Qu'avez-vous besoin de la Garde ? protesta Gauthier indigné.

Ne sommes-nous donc plus capables de vous faire respecter ?

— Normalement, oui, encore que les dimensions de cet homme aient de quoi donner à réfléchir. Mais pour ce que je veux faire, quelques hommes d'armes seront plus convaincants.

— Et que veux-tu donc faire ? demanda Loyse inquiète.

— Voir notre oncle, de gré ou de force et, sur la mémoire de notre mère, je te jure que je ne quitterai pas cette maison sans y être parvenue !...

L'intérieur de la boutique était sombre et, en arrivant du dehors, Catherine, tout d'abord, ne vit rien mais retrouva l'odeur de drap neuf et de cire chaude qu'elle avait toujours connue. Puis ses yeux s'habituèrent, retrouvèrent le dessin des armoires murales à pentures de fer où l'on rangeait les tissus les plus précieux...

Une voix onctueuse surgit des profondeurs obscures de la boutique, du réduit où tant de fois Catherine penchée sur les gros livres reliés de parchemin, avait tenu les comptes de son oncle...

— Que puis-je présenter à Madame ? Me voilà toute à son service et j'ose affirmer que nulle part dans la ville, elle ne trouvera meilleur assortiment de draps d'Espagne, de Flandres ou de Champagne, de soies d'Orient...

La propriétaire de la voix qui venait d'apparaître derrière le grand comptoir ciré où demeuraient quelques pièces de tissus était une femme de taille moyenne qui pouvait avoir le même âge que Catherine elle-même. Brune de peau avec des yeux d'une curieuse couleur verdâtre, elle portait avec assurance une coiffe de fine toile garnie de dentelles qui contenait mal une masse de cheveux noirs. Sa taille était assez fine mais sa gorge opulente tendait insolemment le beau velours de sa robe, d'un gris-vert assorti à ses yeux, sur lequel cliquetaient des chaînes d'or. Un tablier de même toile que la coiffe protégeait cette toilette de bourgeoise opulente que Catherine, les yeux soudains rétrécis, détailla en l'estimant avec la sûreté d'un connaisseur.

Si cette femme était la maîtresse de l'oncle Mathieu, elle lui coûtait cher. Mais il fallait reconnaître qu'elle était assez belle et qu'en tout état de cause elle avait tout ce qu'il fallait pour faire naître chez un vieillard les idées folles du démon de midi. En même temps Catherine était envahie d'une curieuse impression : celle d'avoir déjà vu cette femme quelque part. Mais où et dans quelles circonstances ?...

L'impression étant trop vague et le souvenir trop ténu, sa voix froide coupa court à l'énumération des richesses de la maison.

— Vous êtes Amandine La Verne ?...

Les épais sourcils noirs de la femme se relevèrent tandis que le sourire commercial s'effaçait de sa bouche.


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