Sautant à bas de son cheval, Gauthier alla tirer la corde qui pendait le long d'une porte lourdement cintrée mais dont le vantail avait eu des malheurs car les planches disjointes étaient sommairement consolidées par des ais de bois cloués en travers avec plus de souci de vigueur que d'harmonie.

À l'appel de la cloche, cette porte s'ouvrit avec un cri de protestation, découvrant un personnage tellement grand et tellement velu qu'il ressemblait à un ours habillé en moine. Son visage, à l'exception d'un nez rond et de deux yeux méfiants, disparaissait sous une exubérance de poils roux assortis aux touffes drues qui, telles des herbes folles, jaillissaient du dos de ses énormes mains et du col de sa robe rapiécée.

— Qu'est-ce que vous voulez ? fit-il sans grâce excessive mais d'une étrange voix flûtée parfaitement insolite chez un ours.

Le faux-bourdon de la comtesse Ermengarde entreprit avec lui un curieux duo.

— Allons, frère Ausbert, ouvrez cette porte ! Nous voulons seulement voir votre saint prieur. Le père Landry est bien ici, n'est-ce pas ? Il est revenu, je pense.

L'interpellé s'empressa aussitôt, torturant sa figure en une grimace qui, par un temps très sombre, aurait pu passer pour un sourire.

— Doux Jésus ! Dame Ermengarde ! Dame Ermengarde en personne !... Faites excuses, madame la comtesse, mais je ne vous avais pas aperçue.

— C'est que votre vue baisse, mon frère, car mon volume est toujours le même. Alors, ce prieur ?

Le sourire se changea en une lippe si douloureuse que l'on put croire que le géant allait se mettre à pleurer.

— Hélas ! dame Ermengarde, il est bien là !... Mais en quel état !

Je ne sais si vous pourrez le voir... même vous !

Déjà Catherine avait glissé de son cheval pour s'approcher du moine. Une nouvelle angoisse venait de naître en elle.

— Mon Dieu ! Frère Landry n'est pas ?... Je vous en supplie, mon frère, dites-nous la vérité !

— Non, pas encore mais notre petit frère Paterne qui connaît les simples et le soigne n'a guère d'espoir cle le tirer d'affaire !

— Comment est-ce arrivé ?

Frère Ausbert secoua furieusement sa crinière sur laquelle la tonsure ressemblait à une clairière envahie de mauvaises herbes.

— Par la faute de ces faillis chiens, bien sûr : les maudits routiers qui tenaient le pays ! Hier, ils sont venus jusqu'ici pour prendre tout ce que nous avions de provisions. Ils ont enfoncé la porte et, quand ils se sont retirés, nous avons trouvé le corps de notre prieur sur le seuil. Ils l'avaient traîné jusqu'ici à la queue d'un cheval !

À ce souvenir, le moine se mit à pleurer pour de bon mais Gauthier coupa court à ses larmes.

— Raison de plus pour nous le laisser voir ! Je suis un peu médecin...

— Oh alors ! Entrez !... Entrez vite ! Mon Dieu ! s'il y avait encore un petit espoir... même tout petit !...

Au pas de course cette fois, frère Ausbert entraîna les visiteurs à travers l'enclos ravagé qui avait été un potager. Le couvent tout entier ressemblait assez à un village après un raz de marée. Portes et fenêtres avaient toutes subi des dommages et les coulées noires d'un incendie hâtivement éteint se voyaient sur le mur de la chapelle. Quant à la poignée de moines qui apparut, attirée par le bruit, elle était dans un état pitoyable. Tous portaient des pansements de fortune.

Mais Catherine ne vit pas grand-chose de tout cela. Son cœur et sa pensée s'attachaient seulement à l'ami d'autrefois, un instant retrouvé dans de si tragiques circonstances et qui l'avait aidée au péril de sa propre vie. L'idée qu'il allait mourir parce que justement leurs chemins s'étaient croisés de nouveau lui était insupportable.

Son cœur se serra plus encore quand elle le vit, étendu sur une étroite couchette faite de planches et d'un peu de paille, son corps émacié à peine recouvert d'une mauvaise couverture. Un petit moine tout rond, agenouillé à son chevet, appliquait des cataplasmes d'herbes fraîches sur son visage tuméfié.

Les yeux clos, Landry se laissait faire, ses mains, déchirées par les cordes, doucement croisées sur sa poitrine. Sous les lambeaux de sa robe monastique, on pouvait voir d'autres pansements végétaux, si grossiers que la comtesse Ermengarde en eut un haut-le- cœur.

— Dans quel état le voilà ! gronda-t-elle. Et si je comprends bien il n'y a même plus de quoi le soigner ici ?...

— Les bandits ont tout pris, rugit frère Ausbert. Jusqu'à la réserve de charpie et d'onguents du frère Placide. Nous n'avons plus rien, que les herbes de la forêt !

Un instant plus tard, la cellule du prieur avait repris ses dimensions normales. Ermengarde était repartie bruyamment pour Châteauvillain, traînant à sa suite son écuyer et Bérenger, clamant qu'elle allait ramener ce qu'il fallait pour secourir le couvent. Cependant Gauthier écartait doucement Catherine qui voulait à tout prix soigner son ami.

— Laissez-le-moi un moment, dame Catherine ! Je vais l'examiner. Le frère Placide m'aidera, ajouta-t-il avec un coup d'œil vers le petit moine qui approuva d'un signe de tête.

— Vivra-t-il ? demanda la jeune femme.

— Il vit pour le moment et c'est déjà beaucoup ! Il semble respirer sans trop de peine mais je ne peux encore rien dire d'autre. Vous savez bien que je ferai de mon mieux, ajouta-t-il en poussant la jeune femme vers la porte, mais je n'ai malheureusement pas la science que possèdent les Arabes ou les juifs...

Un médecin arabe ! Tandis qu'elle errait dans le petit cloître rustique qui cernait le jardin dévasté, la pensée de Catherine rejoignit à travers l'espace son vieil ami Abou al-Khayr, le médecin de Grenade, l'homme-miracle dont la sagesse et la science s'entendaient si bien à sauver les corps et à réconforter les fîmes. C'était une étrange idée, sans doute, qu'évoquer ce fils de l'Islam sous les voûtes d'un monastère chrétien. Pourtant Catherine ne se sentait pas sacrilège car les hommes de bien sont partout chez eux. Abou savait trouver les mots qui consolent et revivifient, les gestes qui sauvent autant et mieux qu'un chrétien.

Catherine, tout à coup, éprouvait le besoin déchirant de le revoir car, malgré l'amitié dont elle était entourée, jamais elle ne s'était sentie aussi seule, aussi coupée de ses racines profondes. Si Landry mourait à présent, plus personne ne saurait lui dire ce qu'il était advenu d'Arnaud, s'il était toujours vivant ou si son grand corps indomptable avait déjà commencé à se dissoudre sous quelques pelletées de terre à Châteauvillain.

Elle se reprocha aussitôt cette pensée égoïste qui d'ailleurs traduisait mal son état d'esprit. La vérité était que si Landry mourait, elle aurait l'impression d'avoir doublement perdu Arnaud...

L'apparition de Gauthier brisa le cours mélancolique de ses réflexions. Le jeune homme était sombre, trop visiblement soucieux pour que Catherine ne s'affolât pas aussitôt.

— Alors ?...

— C'est difficile à dire ! Je me demande s'il lui reste un seul os encore intact. Ces brutes ne l'ont pas ménagé.

— A-t-il sa connaissance ?

— Non. Et je dirais même heureusement. Ainsi il souffre moins...

Pourquoi ? Mais pourquoi ont-ils fait ça ? explosa-t-il soudain en arrachant avec fureur un innocent liseron qui serpentait sur les piliers du cloître. Et surtout, pourquoi maintenant ? Voilà plus d'un mois qu'il nous a aidés à fausser compagnie au Damoiseau...

— Vous pensez qu'ils auraient dû le martyriser plus tôt ? coupa Catherine scandalisée.

C'est un peu ça, si l'on s'en tient à la seule logique. Ne vous fâchez pas, dame Catherine et, je vous en prie, essayez de comprendre ce que je veux dire. Je cherche une raison, une raison valable à ce désastre, une raison qui ne soit pas nous. Si le Damoiseau voulait lui faire payer notre fuite, il l'aurait tué sur l'heure, sans attendre ; je vous avoue que depuis notre arrivée au château de dame Ermengarde il ne s'est pas levé une aurore sans que je coure au chemin de ronde avec la crainte de découvrir son cadavre pendu à quelque arbre ou glissant au fil de l'eau mais, à mesure que le temps passait, mes craintes s'apaisaient.


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