*

Ayant admis que le sexe des femmes est en réalité ce que l'on nomme abusivement depuis toujours leur oreille droite (et vice versa), ayant admis et reconnu la chose, absolument sûr de son fait, Crab en société se rince l'œil. Il ne perd pas une miette du spectacle.

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Crab l'avait pourtant prévenu. Crab lui avait bien dit que ça poserait des problèmes. Tout de suite, Crab lui a fait part de sa perplexité – achète plutôt un chien, un poisson rouge. L'autre n'a rien voulu entendre. Et maintenant que son hippopotame s'est enfermé dans la salle de bains, l'autre lui demande de l'aider à forcer la porte! Il ose même prétendre que c'est à cela que servent les amis! Crab la trouve un peu raide.

D'ailleurs, l'amitié ne lui réserve jamais que déceptions et chagrins.

*

Crab rencontre par hasard un ami de longue date, mais sur qui les années n'ont pas prise.

– Toujours le même, à ce qu'il semble?

– Comme tu vois. Toi, en revanche… attends, attends… est-ce que tu ne te serais pas fait couper les bras?

– Effectivement, mais tu es sûr qu'on ne s'était pas revus depuis?

– Je ne crois pas. Peut-être, après tout.

*

Crab regrette amèrement d'avoir présenté son ami Onan à son ami Narcisse. Quelle malheureuse idée. Ces deux-là doivent avoir des atomes crochus, pensait-il. Il se trompait. Ces deux-là n'ont rien à se dire. Soirée pénible. Ils s'ignorèrent complètement. Vous imaginez l'ambiance. Chacun dans son coin. Et Crab obligé de faire seul les frais de la conversation.

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Crab vit avec une femme absente. C'est au demeurant la plus douce et la plus gentille des femmes absentes, de loin la plus charmante. Sans mentir, entre toutes les femmes qu'il n'a jamais vues, elle est celle dont l'absence le fait le plus cruellement souffrir. Crab n'échangerait son sort contre celui de personne. Cet amour illumine sa vie. Il est le plus heureux des hommes.

Crab et sa femme absente forment un couple admirablement assorti et harmonieux – n'étant pas pour autant de ces époux dont on dit qu'ils se complètent parce qu'elle a la lèpre et lui la peste. Leur passion est aussi vive qu'aux premiers jours. Jamais un mot plus haut que l'autre, jamais une querelle, ce qui ne les empêche pas de conserver leur indépendance d'esprit et de la montrer à l'occasion. Mais les pitoyables histoires d'adultère et les tourments de la jalousie ne sont pas pour eux. Ils se font mutuellement confiance. Pourquoi iraient-ils chercher ailleurs ce qu'ils trouvent dans leur foyer? Crab rejette même avec force l'hypothèse d'une vie extra-conjugale après la mort. Sottises que tout cela, paroles de prêtre. Ils seront enterrés ensemble, le même jour dans le même trou – sans nulle intention ni la moindre envie d'en sortir.

Crab et sa femme absente ont fondé une famille. Crab est d'une grande faiblesse avec ses enfants absents. Ce n'est pas lui qui maniera la férule ou le martinet, ni lui qui élevera la voix. D'ailleurs les enfants absents de Crab sont absolument adorables, très faciles, obéissants et sages comme des images, ces petits anges ne quittent pas les jupes de leur mère.

Crab a bien du bonheur.

*

On lui a rapporté la tête de son épouse, découverte sous un buisson, mais tant que les jambes n'auront pas été retrouvées Crab gardera espoir:

– Ce n’est peut-etre qu’une fugue.

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Ne vous méprenez pas sur les érections de Crab. Le désir de justice domine en lui tous les autres. Mais puisque Crab ne dispose d'autre organe érectile que celui-ci, dressé entre ses jambes, il en fait usage, il a appris à s'en servir. Ce pénis rigoureusement gradué selon le système métrique en vigueur lui a permis de mieux connaître la nature de ses désirs et de les classer par ordre de priorité.

C'est ainsi que Crab a découvert la nette prédominance en lui du désir de justice, son pénis atteignant alors une hauteur de 8 848 mètres, coïncidant d'ailleurs exactement avec celle du mont Everest, point culminant du globe.

La vérité oblige à dire que ce record fut pourtant battu par Crab à deux reprises. La première fois, au cours d'une de ces manifestations d'allégresse populaire stipulées par le calendrier, il vit son désir de solitude croître rapidement jusqu'à 9000 mètres. Une autre fois, son désir de fouler le sol lunaire se fit plus insistant encore, puisqu'il le foula, et l'altitude de 384 400 kilo mètres mesurée cette nuit-là marque sans doute la limite extrême de l'élasticité de Crab.

Mais ces deux exceptions doivent être négligées. Son désir de solitude dépasse rarement 7 000 mètres en temps normal. Quant à son désir de fouler le sol lunaire, il mourut sitôt satisfait et déçu. En revanche, il ne s'écoule pas un jour sans que le désir de justice profondément enraciné en Crab ne se manifeste de la façon la plus péremptoire.

Pour en finir avec ce chapitre scabreux, et grâce aux relevés effectués quotidiennement par Crab lui-même, voici la moyenne des dimensions atteintes durant l'année par certains de ses plus pressants désirs: Désir de silence, 6708 mètres. De musique, 6707 mètres. De bonheur, 474 mètres. D'un bon lit, 85 mètres (avec une pointe à 2 000 mètres). D'un bon feu, 39 mètres. D'un bon livre, 6 mètres. D'un bon bain, idem. De mort, 2 mètres (diagramme en dents de scie). D'amour enfin, 17 centimètres (ni plus ni moins, jamais. La seule constante observée. Prend valeur de norme). Telle est la cote la plus basse portée à notre connaissance. De moindres désirs existent sans doute en Crab, mais vagues, secrets, latents, inavoués, ou enfouis, et que son rudimentaire instrument de mesure ne saurait seulement percevoir.

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On projetait sa vie dans un cinéma du quartier, Crab ne pouvait pas rater ça. Sa vie intégralement, sans coupures d'aucune sorte ni fondus enchaînés elliptiques – comment un document aussi terrible avait-il obtenu le visa de contrôle de la commission de censure, Crab l'ignorait et s'en étonnait fort. Car enfin, ce film devait n'être fait que de plans insoutenables, des scènes sanglantes, pornographiques, sacrilèges. Du grand spectacle, certes, mais aussi quelle crudité, quelle violence! Et comment les censeurs n'avaient-ils pas perçu le caractère subversif, outrageant pour l'ordre établi, pour la morale publique, de chacune des paroles proférées par le héros, gestes à l'appui? Ces reparties foudroyantes, cet appel au soulèvement dès le plus bas âge. Un tel film allait retourner les cœurs et les estomacs, et les âmes donc. Toutes les ligues exigeraient son interdiction immédiate. On créverait plutôt les yeux des enfants. Mais il sera trop tard, le vent de la contestation radicale portera l'incendie jusqu'au plus haut des cieux. L'Univers a besoin d'expansion!

Crab n'eut pas à faire la queue aux guichets. Personne non plus dans la salle. Les lumières s'éteignirent et la projection commença. En fait, Crab s'endormit dès les premières images. Ce fut l'ouvreuse qui le réveilla. Il lui demanda s'il pouvait assister à la séance suivante. Comme de toute façon, il ne venait personne, elle lui permit de rester. Et la deuxième projection commença.

Il arrive rarement à Crab de partir en cours de séance, mais cette fois il quitta la salle après seulement quelques minutes, tant c'était nul et ennuyeux, bavard et pourtant inaudible, mal interprété de surcroît, et d'une lenteur désespérante. Petit budget et pas deux sous d'imagination. En sortant, d'ailleurs, il vit sans étonnement que l'on retirait déjà le film de l'affiche.


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