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Depuis ce matin, Crab s'astreint à la discipline suivante: il ronge les ongles de sa main gauche quand il redoute quelque chose, et les ongles de sa main droite quand il brûle d'impatience. Ainsi il connaîtra le fond de sa nature. Sombre ou emportée, inquiète ou fervente, anxieuse ou espérante, ce soir enfin il saura ce qu'elle est vraiment, d'après l'état de ses deux mains, il cessera d'être une énigme pour lui même.
Il se façonnera en conséquence un masque définitif, béat ou douloureux, mais impassible, fermé aux humeurs passagères, que ne bouleverseront plus les contingences heureuses ou malheureuses, ni la surprise ni l'effroi, un masque en cuir bouilli qui donnera de lui l'image la plus juste, sans dissimulation possible, sourires forcés ou larmes de culture, chacun pourra légitimement le juger sur sa mine.
Mais il n'est pas encore midi, et ses dix doigts saignent.
Crab n'y comprend rien, il vient de compter ses cheveux à trois reprises sans jamais parvenir au même résultat. Il est décidément bien difficile de se connaître soi-même intimement. Les chauves ont cet énorme avantage. Au reste, il suffit d'en connaître un pour les connaître tous. Mais Crab est quelqu'un de très mystérieux, très chevelu. Il s'obstine cependant, il veut savoir, il recommence – un, deux, trois…
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Ce malentendu ridicule résulta tout bêtement d'une confusion intervenue lors de la composition des faire-part. Ainsi les personnes conviées au baptême de Crab se rendirent à l'église où l'on célébrait en réalité ses obsèques, tandis que le cortège funèbre pénétrait dignement dans une autre église à l'instant même où le prêtre bénissait l'union de Crab et de sa jeune épouse, et qu'une troisième église accueillait les invités de la noce, stupéfaits de voir le petit Crab emmailloté, visiblement peu soucieux de rompre son célibat, gigotant et braillant comme un damné au-dessus des fonts baptismaux.
On en rit aujourd'hui – mais la tristesse étreignait tous les cœurs.
Les Pyramides survivront à Crab, mais témoigneront-elles de son passage sur cette Terre? Comment en être sûr?
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On ne le dirait pas, mais Crab fait ce qu'il peut pour devenir un homme, un vrai. Un homme à tous les sens du terme. Un homme complet.
Il n'a hélas qu'une idée vague et très fragmentaire de ce personnage important, car la contemplation mi-amusée, mi-horrifiée, de son propre corps brûlant de désir, puis rongé par la faim, et encore livré pieds et poings au froid, ne lui en apprend pas grand-chose, tout bien pesé, ce ne sont là que quelques aspects d'un même sujet observé sous plusieurs angles, mais dont il voudrait saisir d'un seul regard toutes les complexités. Or l'homme n'est jamais complètement lui-même, ni quand le désir, le froid et la faim le sollicitent en même temps. Avant tout, donc, Crab se propose de l'étudier en chacun de ses états, il tiendra compte de ses moindres visages, de ses timides mais infinies métamorphoses liées à l'âge, au sexe, à la race et aux autres modes, à la saison, à l'usure, à la chirurgie.
Consciencieux à l'extrême – vous le connaissez -, Crab expérimente personnellement ces innombrables avatars, il les incarne sans discrimination, simultanément tous, homme inconcevable et pourtant seul réel, entier, intègre, représentatif de toute humanité, qui est à la fois vieillard et parturiente, jolie petite rousse chauve grande et maigre de sept ans avec ses cheveux de jais et sa barbe grisonnante de patriarche athlétique absolument glabre et carrément obèse, porteur d'épaisses lunettes, à la voix de baryton, au nez camus parfaitement aquilin, au profil grec, aux yeux perçants, nu à l'exception d'un pagne de plumes et très chaudement emmitouflé… Crab entre dans la peau de ce martyr en grimaçant.
Tel, il s'aventure dans la rue pour constater aussitôt que son effort l'a conduit trop loin, au-delà de toute solidarité, qu'il se retrouve seul comme devant au milieu des hommes qui ne sont pas des hommes, sont à peine des hommes, très approximatifs, inachevés, mi-bêtes, esprits étroits puérilement entêtés, singes empruntés, citoyens douteux, usagers malhabiles, débutants, pratiquants occasionnels aux articulations qui grincent, tous des amateurs comparés à lui, si naturellement machinal, si convaincant, un exemple à tout point de vue, d'où que l'on se place, un buste, un modèle à diffuser dans les écoles et les étoiles, avec une grenouille, une feuille de platane et un cristal de quartz.
Crab entretient sa forme. Ne fume ni ne boit. Il se ménage pour durer. Il ne l'avouera pas, mais son secret espoir est bien de tenir jusqu'à la fin du monde.
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Mais à quelque temps de là, un matin, au saut du lit, Crab eut la mauvaise surprise de constater que ses jambes lui manquaient, disparues les deux, depuis la cuisse jusqu'au pied. Il en fut affecté, comme s'il pressentait obscurément que cela allait d'une manière ou d'une autre lui compliquer la vie.
Sa main gauche aussi avait été amputée cette nuit-là, à son insu, mais Crab ne s'en aperçut pas tout de suite en se réveillant. En fait, il l'ignore encore aujourd'hui, trois semaines après l'opération. N'oublions jamais que Crab est au sens strict un homme sans emploi. Sa main droite lui suffit amplement pour traiter les affaires courantes. Certes, il finira bien par découvrir qu'il n'a plus de main gauche, mais ce sera alors de manière tout à fait fortuite. Un jour ou l'autre, incidemment, il se fera la remarque. Peut-être même doutera-t-il d'avoir jamais eu une main gauche, après réflexion, faute de souvenirs nets de cette main au travail ou aux prises, puis il se convaincra vite qu'une seule main vaut beaucoup mieux que deux pour un homme tel que lui, qui se contente et mécontente largement d'une seule tête – il se tranchera une oreille, il se crèvera un œil, afin de pouvoir diriger plus facilement et plus rapidement toute son attention sur un point précis, grâce à cet équipement fonctionnel minimum, d'un usage enfantin et d'un encombrement réduit, favorisant donc des interventions immédiates sur le terrain, sans les risques de distraction, de dispersion ou de pagaille liés à la mise en œuvre des moyens importants dont dispose un corps sain, souvent disproportionnés au regard des menus événements quotidiens à couvrir.
Tout cela pour dire que les chirurgiens auraient quand même pu laisser une jambe à Crab, la gauche ou la droite, à leur guise.
Tel que vous le voyez, impotent, semi-grabataire, comment pouvez-vous reprocher à Crab sa subtilité? C'est son cerf-volant. Il déroule toujours toute la ficelle, en effet, mais il tient fermement la bobine. Ne la lâchera pas.