Il lui serra la main et disparut dans le soir tombant.

Au bruit de la porte, le curé de Mégère ne leva pas la tête. Ses yeux clos, ses joues creuses, le pincement bizarre de ses lèvres lui faisaient un masque si tragique que le juge délibéra un moment de quitter la salle sur la pointe des pieds comme il y était entré, car il le croyait endormi. Au premier pas en arrière, et à sa grande surprise, la main du prêtre sortit de l’ample pèlerine où elle était blottie et lui fit un signe presque amical. Alors le juge crut s’apercevoir, au mouvement des lèvres, qu’il priait.

– Je m’excuse… commença-t-il.

Mais le curé de Mégère ne l’écoutait pas. Il fixait maintenant la flamme dansante du foyer avec un regard douloureux, comme s’il pesait d’avance ses paroles et qu’il les jugeât décisives, irréparables.

– Je suis content que vous soyez venu, fit-il enfin d’une voix sombre. J’avoue que je n’en puis plus.

De ses yeux, il montra la porte au petit clergeon qui s’éloigna.

– Monsieur, reprit-il après un long silence, croyez-vous en Dieu?

– Certes! se récria le petit juge. Les hommes me dégoûtent trop. Le monde a besoin d’un alibi.

– Ne plaisantez pas, dit le prêtre avec lassitude. Il m’en coûterait trop d’aborder avec vous certaine question si… Mais votre réponse, bien que peu convenable, me suffit. Je vous sais sincère.

Il ramena frileusement les pans de son manteau sur ses genoux.

– Monsieur, vous avez devant vous un homme malheureux. Je suis dépositaire d’un secret. Une part de ce secret m’appartient – j’entends par là que je puis en disposer dans l’intérêt de la justice et surtout dans celui d’une pauvre âme tourmentée. L’autre part, j’en devrai compte à Dieu, du premier au dernier mot.

– Vous êtes absolument libre de…

– Non, je ne suis pas libre, interrompit sèchement le curé de Mégère. Si je l’étais, je ne vous aurais certes pas reçu.

– Rien ne presse, monsieur l’abbé. L’enquête suit son cours. Il est facile d’attendre que votre santé…

– Ma santé, fit le prêtre amèrement. Ma santé n’importe pas du tout. Ou du moins il sera temps d’y songer plus tard… Ma santé!

Ses yeux parurent reculer dans leurs orbites, et tout son visage prit une expression d’ironie insupportable qui frappa le petit juge.

– Hé, hé, bégaya-t-il, sans réussir à éviter le regard qui cherchait tout à coup le sien avec la malice et l’obstination de quelque insecte malfaisant, la santé… heu… heu…

– C’est un mot qui m’écœure, poursuivit le prêtre sur le même ton. Cela remplit la bouche comme tous les mots que les hommes ont inventés pour essayer de se donner entre eux l’illusion de la sécurité. La sécurité! Leur sécurité! Disons simplement la sécurité de leurs ventres.

– Vous êtes dur, dit le petit juge stupéfait de ce brusque changement, et il semblait suivre avec beaucoup d’attention, du bout de sa bottine, les dessins du tapis, effacés par l’usure.

– Il n’y a pas de sécurité, reprit le curé de Mégère avec une exaltation croissante et en s’efforçant d’ailleurs de ne pas hausser la voix qui prenait dans les notes hautes une sonorité désagréable.

– Pour les hommes supérieurs, soit, objecta le juge poliment. Les hommes ordinaires…

– Il n’y a pas d’hommes ordinaires. Car ceux qu’on appelle ainsi…

Son regard s’était emparé de celui de son interlocuteur et ne le lâchait plus.

– Oui, monsieur, ils n’ont dans la bouche que les mots de raison, de bon sens, ils ressemblent à ces navigateurs égarés qui désignent du doigt sur la carte une route imaginaire qu’ils ont depuis longtemps quittée à leur insu. Pauvres gens! Leur vie ne reste pas plus longtemps dans le normal que le balancier en mouvement au point mort. Raisonnables ou non, ils finissent toujours par tomber en pleine extravagance, bien que par des voies très différentes. Les uns par timidité, d’autres par imprudence et hardiesse, car leurs folies sont aussi diverses que leurs visages, il n’y a pas deux folies pareilles dans le monde. Il arrive parfois…

Les mots se pressaient si vite dans sa gorge qu’il ne réussissait plus à en articuler chaque syllabe, et pourtant sa voix restait basse et presque douce. Ce contraste avait quelque chose de sinistre.

– Il arrive parfois… oui, on est parfois tout prêt… enfin, qui de nous n’a été tenté d’en finir d’un seul coup avec cette sécurité imbécile? On voudrait leur ouvrir les yeux, coûte que coûte. Les mensonges les plus grossiers…

Les yeux du petit homme s’étaient fermés peu à peu. La tête inclinée sur l’épaule, il semblait dormir, et son visage était si immobile que l’imperceptible frémissement d’un muscle, à la racine du nez, y apparaissait ainsi qu’un signe extraordinaire. Le prêtre se tut.

– Je vous demande pardon, fit le juge, comme s’il sortait d’un songe, je vous suivais très attentivement. J’ai bien souvent pensé moi-même…

Il n’acheva pas. Son regard gris entre ses cils mi-clos, frappés de biais par la lumière, fit rapidement le tour de la pièce, se fixa un instant sur la porte.

– Vous désirez me parler de Mme Louise, dit-il enfin. C’est une bien singulière personne, un type assez balzacien…

– Vous êtes un homme fin, soupira le curé de Mégère, – lui aussi semblait sortir d’un rêve – fin et subtil. C’est pourquoi je ne ruserai pas avec vous. Je vous demanderai seulement de m’éviter ultérieurement tout contact, du moins direct, avec la police et les enquêteurs.

– Mon devoir…, commença le juge.

– Si, monsieur, vous me l’épargnerez. Qui sait si les renseignements dont je dispose – dont je disposerai bientôt peut-être – ne vous permettront pas de clore une instruction qui semble vous promettre – de votre propre aveu – plus d’un mécompte…

– Plus de mécomptes que de plaisir, soit!… Je vous entends… Nous parlons d’ailleurs en amis…

– Voyez-vous, monsieur le juge, reprit le prêtre avec une vivacité soudaine, en poursuivant en moi quelque secret, vous courez après une ombre. Le peu que je sais suffit: le problème posé à ma conscience sacerdotale n’est douloureux que pour moi. Que me veut-on? Oui, que veut-on que je sache d’un crime commis dans un pays inconnu de moi, sur une malheureuse personne dont, il y a deux semaines, j’ignorais jusqu’à l’existence? La victime est morte. Un autre juge que vous a reçu l’aveu du criminel et, je l’espère, son repentir. Le mal commis est donc irréparable, et la société ne saurait même plus s’en venger sur son auteur. Alors? J’aurais cru que la justice classait rapidement ces sortes d’affaires.

– Je voudrais que le problème fût aussi simple…

– Évidemment, il ne l’est plus, si l’on sort du domaine des faits pour entrer dans celui des mobiles que nous appelons, nous, les intentions. Et ce domaine est pratiquement illimité.

– Justement. Voyez-vous, reprit le magistrat, nous savons réellement très peu de chose sur les différentes personnes mêlées à ce drame, en apparence banal. On ignore trop, dans le public, quelles difficultés nous rencontrons, dès qu’il s’agit de rassembler sur tel et tel les renseignements nécessaires pour dégager l’individu réel, concret, de cette apparence sociale qui peut varier si curieusement aux diverses époques de la vie. On enseigne que le corps humain se renouvelle tout entier, jusqu’à la dernière cellule, en une dizaine d’années. Il ne faut pas un délai plus long pour changer socialement de peau. Ainsi le monde est plein de vieux hommes ou de vieilles femmes dont le passé ne se remonte pas . Les registres d’état civil ou les études notariales fournissent bien quelques points de repère, mais que valent-ils pour permettre d’apprécier certaines existences trop longues, et dont tous les témoins sont morts?… Hé bien, il y a dans cette affaire pas mal de gens peu… peu déchiffrables. La victime d’abord. Cette dame de Mégère, ici, n’est-ce pas, elle faisait déjà comme partie du paysage. On ne la voyait même pas vieillir; les très vieilles gens ne vieillissent plus. Il faut un peu de réflexion pour l’imaginer ailleurs… au Caire, par exemple, où elle habitait encore il y a douze ans… Un peu plus tôt, je dois dire, on l’aurait trouvée à Auteuil, dans une pension de famille très chic… Un peu plus tôt encore, à Vence.

Et savez-vous en quel endroit de la terre elle a dû apprendre la première nouvelle de la déclaration de guerre de 1914? À Ceylan, cher ami. Des palaces, oui! Des pensions de famille tant qu’on voudra, mais de famille point… L’héritière est une arrière-petite-nièce du mari.

– Quelle héritière? demanda le curé d’une voix où se trahissait un peu d’impatience, dissimulée par politesse.

– L’héritière est une demoiselle de Châteauroux – rien d’intéressant de ce côté-là, – une brave fille dévote, qui vit en recluse, une personne inoffensive.

– Les vieilles filles dévotes sont rarement inoffensives, dit le curé de Mégère d’un air las.

Et aussitôt il corrigea le mot d’un sourire.


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