I.

L’unique hôtel de Mégère emprunte son nom aux vieux arbres rangés devant sa façade, et dont les branches, savamment taillées, s’enchevêtrent pour lui faire, la saison venue, un bizarre mur de feuillage, hissé sur quatre troncs d’un vert pâle et, même au cœur de l’été, comme hivernal. D’ailleurs l’hôtel des Quatre-Tilleuls n’a guère d’hôtel que le nom. Mme Simplicie et ses deux filles quinquagénaires donnent tous leurs soins au beau magasin d’épicerie qu’elles tinrent jadis des libéralités d’un très vieux monsieur, notaire révoqué disait-on, et que les anciens du pays se souviennent d’avoir rencontré bien des fois, tordu plus qu’un cep dans sa longue redingote de drap soyeux, les mains crispées à deux cannes jumelles au bec d’ivoire, mais l’œil vif, la bouche nerveuse toujours humide, aussi vermeille que celle d’un petit enfant, et comme flamboyante dans un visage mort. En prenant de l’âge, Mme Simplicie a fini par ressembler à cet octogénaire suspect, depuis longtemps sous la terre. Les trois femmes, dont l’avarice est fameuse, occupaient bourgeoisement jadis toute la maison que la sollicitude notariale avait garnie d’un grand nombre d’armoires à glace en palissandre et de meubles d’acajou massif, couverts de reps. L’avarice, ainsi qu’un jeune animal encore inconscient de sa force et de son appétit, grandit d’abord paisiblement là même où elle était née – la pièce fraîche, obscure, presque tout entière remplie par un coffre-fort aux flancs énormes. Puis elle en était sortie un jour, faisant reculer devant elle pas à pas, ses trois victimes, réduites aujourd’hui à la possession d’une cuisine et de deux cabinets sans fenêtres. Les chambres du premier étage, desservies par un étroit couloir, sont louées à une clientèle de passage, composée surtout de placiers lyonnais.

La chambre de M. le juge d’instruction est la plus vaste. Elle se trouve malheureusement juste au-dessus du magasin, et les tapis, la tenture, la muraille même sont imprégnés de cette odeur rance et miellée, indéfinissable, écœurante, des épiceries de campagne. De plus – car ces demoiselles débitent aussi du genièvre en cachette – dès cinq heures du matin, la porte bat sans cesse. Puis tombent brusquement, de l’église toute proche, les rafales de l’Angélus. Quand le dernier coup finit de rouler à travers la vallée son tonnerre, le ciel tremble encore et met longtemps à s’apaiser.

Néanmoins M. le juge s’attarde un peu ce matin sous l’édredon d’andrinople dont le discret parfum lui rappelle son enfance. Il a plu toute la nuit et l’eau fume encore au flanc de toutes les pentes, pompée par le soleil. La journée qui commence sera belle. Celle d’hier compte parmi les plus lugubres de sa vie. La mauvaise volonté du procureur complique à plaisir les choses les plus simples et l’enquête à peine commencée ressemble à un feu qui va s’éteindre. Elle s’étouffe, comme disent les policiers dans leur jargon. Sans doute le moindre petit fait heureux lui donnerait de l’air, on la verrait flamber de nouveau… Mais rien. Il ne se passe rien. Le village lui-même, un moment tiré de sa torpeur, se rendort. Pour tous, le crime a été commis par un vagabond, un étranger, qui a joué sa chance, un contre dix, et a gagné par miracle, du premier coup. Personne ne se sent sous le coup d’une inculpation possible, l’affaire semble déjà classée. Si seulement…

Quelques heures ont suffi pour mettre Mme Louise hors de cause. Le coup terrible qui a brisé l’échine de la dame de Mégère n’a pas été porté par un manchot… Une femme peut-être, mais assurément une femme dans la force de l’âge et certainement exaltée par la haine ou par tout autre sentiment d’une égale violence. Ni l’ancienne religieuse ni la servante ne sauraient être soupçonnées.

L’inconnu, lui, est mort hier, au coucher du soleil. Il n’aura survécu qu’un petit nombre d’heures à son crime. L’a-t-il commis, en effet?… Le spécialiste venu de Grenoble n’a pas achevé l’examen des empreintes recueillies dans la chambre du meurtre mais se dit déjà en mesure d’affirmer qu’il n’a relevé nulle part celles du mystérieux vagabond. Pis encore: les fiches de l’identité judiciaire semblent ne devoir rien révéler non plus de certain.

Étrange vagabond! Son visage, avec celui du curé de Mégère, ne cesse de hanter le juge, et ils sont revenus vingt fois, cette nuit, dans ses rêves. Obsession d’ailleurs trop naturelle. Le petit juge a vu l’homme mourir – ce visage entrer lentement dans les ténèbres, surgir un moment de leurs profondeurs, puis glisser de nouveau, s’effacer… Personne que lui n’a prêté beaucoup d’attention à une agonie en somme si douce, si tranquille, une véritable agonie de chemineau qui passe d’un somme à l’autre, épuisé, au revers d’un talus, par une aube froide et limpide d’hiver, éclatante, impitoyable. Le sordide ameublement de la salle de mairie où on l’avait déposé, avec ses banquettes de velours grenat tout crevé, perdant leur crin végétal par maintes blessures, faisait un décor inattendu, dérisoire. Sacrée lumière électrique sur cette face jeune et déjà usée! La pluie battait aux vitres, le crépuscule tombait du ciel comme une cendre, les rares devantures s’allumaient une à une… Les misérables ne meurent d’habitude qu’au petit jour.

Oui, certes, l’étrange vagabond! En prévision du transport à l’hôpital, on l’avait affublé d’une chemise de grosse toile, fermée dans le dos par une ganse. Les mains, qu’il tenait croisées sur son ventre, gardaient, bien que grossières, quelque chose de l’enfance, on ne sait quelle gaucherie, quelle candeur… Le petit juge se vante volontiers de déchiffrer une main comme un visage. Ce n’étaient pas des mains d’assassin.

Les traits, aussi, gardaient leur secret, l’auront gardé jusqu’à la fin. Ceux d’un paysan, c’est sûr, non pas d’un vagabond des faubourgs, d’un batteur de pavés. Impossible d’examiner les yeux, car on avait beau tirer de force en haut les paupières, ils ne donnaient aucun regard… Mais la bouche, aussi, semblait honnête. Drôle de bouche! Les lèvres s’ouvraient et se fermaient sans cesse. En collant l’oreille tout auprès, on y surprenait une sorte de murmure très doux, tranquille, monotone, comme si elles continuaient de réciter une leçon dès longtemps apprise, familière. Difficile d’appeler ça un râle. Pauvres lèvres! Il est vrai qu’elles n’ont cessé de se couvrir d’une écume mêlée de terre car, en dépit des efforts du docteur, de l’agilité professionnelle de ses doigts, la gorge n’a pu être dégagée tout à fait de la boue qui l’obstruait. Encore une chose bien singulière! Comment ce blessé, trouvé couché sur le dos, et sans doute à la place même où l’avait atteint le coup mortel, a-t-il pu avaler tant de terre?

L’examen des vêtements, lui aussi, fait réfléchir. Les vagabonds se couvrent comme ils peuvent, soit. Mais ils se couvrent. En novembre, il est rare d’en rencontrer vêtus d’un pantalon, d’une chemise, d’un gilet de laine, et les pieds nus dans des chaussettes de coton. Évidemment le procureur – qui a des explications pour tout – suggère que l’assassin, mis au courant par hasard des habitudes de la dame de Mégère a pu entrer en passant, sitôt le départ de Mme Louise et de la servante qui, chaque soir, à cinq heures, vont faire leurs emplettes au village et ne reviennent qu’à la nuit close. Une fois dans la place, possible qu’il ait quitté une partie de ses vêtements, ses chaussures?… Sans doute ignorait-il que la dame de Mégère fût sourde. Les chaussures d’un vagabond, même dépourvues de leurs semelles, ne sont pas faites pour traîner sur les dalles cirées, lisses comme la glace. Sans doute, sans doute… Mais pourquoi n’a-t-on retrouvé trace nulle part de la veste ni des chaussures? Pas même une simple casquette!… Il faudrait faire curer le puits. Quarante mètres de profondeur et probablement cinq ou six pieds d’argile… Un joli travail!

L’ancienne religieuse n’a pas commis le crime, soit. L’a-t-elle inspiré? Dans quel but? Un ancien testament de la dame de Mégère assurait à sa gouvernante une pension de dix mille francs par an. De nouvelles dispositions portent cette somme à quinze mille au cas où: «la sollicitude de ma fidèle garde-malade me permettrait d’atteindre l’âge de mon père – c’est-à-dire ma quatre-vingt-septième année». Ce codicille n’était pas inconnu de Mme Louise, et sa maîtresse, par une coïncidence funèbre, venait de fêter son quatre-vingt-cinquième anniversaire, la veille même du crime. Comment croire que la gouvernante, d’ailleurs jusque-là irréprochable, eût couru un tel risque pour le seul avantage de perdre le bénéfice d’une mesure avantageuse?

En somme, une seule personne au monde doit tirer profit du meurtre, l’héritière. Sur celle-ci l’enquête n’a encore fourni que des renseignements un peu contradictoires, mais généralement favorables ou même excellents. Mlle Évangéline Souricet, petite-nièce de la victime, habite Châteauroux. Son père, ancien officier d’artillerie coloniale, veuf depuis 1906, s’était, l’heure de la retraite sonnée, fixé dans cette ville funèbre où il avait mené douze ans une vie exemplaire. Il passait pour le meilleur paroissien de l’église Saint-Expédit où son zèle dévot l’avait élevé au rang de marguillier. Membre, puis président de la Conférence Saint-Vincent -de-Paul, auxiliaire bénévole du curé, commensal du vieil archevêque de Bourges, il avait trouvé dans sa fille une collaboratrice passionnée. Devenue orpheline, elle parut, contre toute attente, et pour la déception du diocèse, se désintéresser peu à peu des œuvres, vécut dans sa petite maison de la rue des Grainetiers une vie dont la discrète austérité fit l’édification de toute la ville. Bien qu’elle consentît encore à recevoir ou à rendre quelques visites, on ne la vit plus guère qu’aux offices de la chapelle des Dames de la Repentance, voisine de sa demeure. Une amie était venue d’ailleurs partager sa solitude et ses dévotions.



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