– Comprenez ce qui se passe, vous? grogna-t-il au nez de la vieille bonne devenue blême. Non? Eh bien, j’ai voulu me rendre compte avant l’expérience officielle, savoir par moi-même s’il est possible d’entendre de cette chambre, oui, madame, de cette chambre – la détonation d’un coup de pistolet tiré dans le parc. Et pas un seul coup, madame. Cinq, ni plus ni moins. Ça vous étonne?
– Non, monsieur, balbutia la pauvre femme terrorisée.
– Ça devrait vous étonner. Car enfin, sacrebleu, si vous n’avez rien entendu l’autre nuit, de quel droit avez-vous mis tout un village sens dessus dessous, mille noms d’une pipe?
– Ce n’est pas moi, monsieur. À preuve que je dormais. M. le curé…
– Laissez-moi tranquille avec votre curé!…
Il lui tourna le dos, pris lui-même au piège de la colère feinte, dont il venait de masquer son embarras et sa déception. Mais la vieille, demeurée seule au haut de l’escalier, reprit soudain courage, et grogna d’une voix étranglée de frayeur et de colère.
– Mon curé! Mon curé en vaut bien d’autres! Et la justice ferait peut-être bien aussi de s’occuper d’un certain galopin, enfant de sorcière, d’un malappris, d’un mal avisé capable de tout, et qui…
Le reste se perdit dans sa gorge.
Ils marchèrent un moment côte à côte en silence. Le chemin qu’ils suivaient était ce même sentier qu’avait dû descendre, en pleine nuit, le curé de Mégère. Un peu avant la route, la pente plus escarpée encore, presque à pic, lavée par la pluie, n’est plus qu’une dalle ruisselante. Ils la gravirent avec peine, puis s’arrêtèrent pour souffler, laissant errer distraitement leurs regards sur le triste paysage décoloré. De cette place, à leur grande surprise, le château reste invisible. Ils n’aperçurent que les cimes des plus hauts arbres du parc, sur lequel s’enroulait et se déroulait, comme à l’ordinaire, le vol noir des corneilles.
– Vous triomphez, mon cher, dit enfin le juge aigrement.
– Mon Dieu, non… soupira l’inspecteur. Cette expérience ne vous apprend rien, je suppose? Qu’il ait menti, cela ne faisait déjà plus doute pour moi, ni pour vous.
– Je regrette que vous ne l’ayez pas vu.
– Je l’ai vu… Autant qu’on peut voir un homme par un soir un peu sombre, à travers la haie de son jardin. Mais c’est votre faute, patron. Je venais de débarquer, hein, et j’ai reconnu de loin votre figure des mauvais jours.
– Vu et entendu, reprit le petit juge d’une voix pensive.
– Ben, dit l’autre, je suis un type assez grossier, dans mon genre… D’une manière, l’idée n’était pas si mauvaise de le laisser continuer seul son bonhomme de chemin: il aurait pu aussi bien nous conduire quelque part. Et d’ailleurs, on n’a pas toujours le choix. La dernière gaffe à faire c’est de vouloir coincer tout de suite un témoin, de le forcer à se contredire trop tôt. Quand même, pour parler franchement, j’aurais moins ménagé celui-là. Oui. Car maintenant…
– Maintenant…
– Oh! vous savez, je ne tiens pas autrement à la supposition. Mais enfin si le personnage est, comme vous le pensez, pris entre deux devoirs inconciliables… Dame! quand on roule à bicyclette, le long d’une rivière, par une nuit noire…
Ils avaient repris leur marche, et descendaient de nouveau vers le village à peine visible à leurs pieds, dans la brume. Le petit juge s’arrêta brusquement.
– Grignolles, mon vieux, je me sens réellement malade.
– Allons donc! Un peu de grippe…
– Je parle sérieusement, reprit le magistrat. Tenez! Si le mot de pressentiment a un sens, je puis m’attendre au pire.
– Les pressentiments, c’est une blague, affirma l’inspecteur. Pour moi, patron, règle générale, les tuiles me tombent dessus lorsque je m’y attends le moins. Alors…
– Possible. Vous devriez quand même cesser de faire le malin. Ce n’est pas la première fois que nous travaillons ensemble, Grignolles, et si c’est la dernière, vous regretterez d’avoir perdu votre temps à tourner autour du pot. Voyez-vous, dès le commencement de cette sacrée affaire, j’ai eu l’impression – une impression singulière, Grignolles – l’impression d’une porte qui s’est refermée derrière moi – pan! – me laissant dans le noir…
– Tout seul, quoi?
– Eh bien, oui justement. Je n’ai pas eu le temps de vérifier si la place n’était pas déjà occupée par un autre. Alors, j’écarquille les yeux, j’allonge le bras, je tâte par-ci, par-là, mais prudemment, trop prudemment.
– Oui. Ça ne vous dirait rien de fourrer tout à coup le doigt dans un nez, dans une bouche. Pouah!… Ça me rappelle qu’en 1926, à Besançon…
– Ne vous rappelez pas, inutile… Je disais que vous devriez cesser de faire le malin. J’ai une idée, vous avez la vôtre, parfait. Au début d’une enquête, il n’est pas mauvais de travailler dans deux directions différentes, on peut très bien finir par se rencontrer. L’essentiel est de ne pas se gêner. Or, vous arrivez ici après moi, vous trouvez l’ouvrage en train. Ne soyez pas aussi bête que les autres: n’attendez pas que la chose tourne mal pour mettre l’échec à mon compte, hé? Je ne vous demande pas de me dire ce que vous auriez fait à ma place – ça n’a pas d’importance – mais seulement ce que vous n’auriez pas fait…
– Dame, patron, ce qui est fait – si vous voulez mon opinion – ça n’est pas gros…
– Merci.
– Pas possible autrement, que voulez-vous? À première vue, l’affaire paraît claire, un crime crapuleux quelconque. Deux vieilles femmes et une bonniche dans une maison comme celle-là, faut avouer qu’il y a de quoi tenter un mauvais gars. D’ici à la frontière, sans les chercher, je me charge de trouver en vingt-quatre heures, dix gaillards capables du coup. Des réfugiés politiques, qu’ils disent. Pourquoi riez-vous, patron?
– Pour rien, par sympathie. Je me suis répété ça tant de fois, exactement. Lorsqu’on a le nez dessus, la petite histoire ne paraît pas plus bête qu’une autre; mais sitôt qu’on se recule un peu, â la manière des amateurs de tableaux, hé bien, que voulez-vous, ça ne va plus. Non, ça ne va plus… Et le type trouvé dans le parc, qu’est-ce que vous en faites?
– Règlement de comptes, patron…
– Peuh! Si vite?
– D’accord. Libre à vous de supposer que le va-nu-pieds n’a été que l’instrument, l’exécutant, quoi!
«Un garçon débrouillard a toujours ça sous la main. Le coup fait, il aura trouvé plus mariolle de le supprimer.
– Bon. Et après? Filé en avion, je suppose.
L’inspecteur pinça les lèvres.
– Maintenant, patron, sait-on seulement au juste à quelle heure le crime a été commis? Alors? Il ne faut pas si longtemps en automobile pour…
– Quelle auto? Pas trace d’auto sur le chemin où il ne passe pas quarante charrettes par an. Elle aurait donc attendu sur la route? Et pour remonter la côte, à travers tout le village? Personne ne l’a vue ni entendue, votre auto, mon cher! Et quelle place faites-vous dans votre scénario au témoignage du voiturier?
– Bah! Un ivrogne. Il s’est d’ailleurs rétracté le lendemain, pour revenir à sa première version vingt-quatre heures après. Pas sérieux.
– Écoutez, Grignolles. Vous parlez comme notre procureur. Sérieusement, je ne vous ai jamais connu si prudent, si sage. Vous mériteriez d’être choisi par la Préfecture de police pour les communiqués à la presse, mon cher. Mais j’attends encore une réponse à ma question. Qu’auriez-vous fait ou que n’auriez-vous pas fait à ma place?
– J’aurais cherché dans la rivière… Pourquoi pas? Je ne l’ai vu qu’une minute ou deux, votre curé, mais il m’est resté dans l’œil. Nerveux pis qu’une femme, ce gars-là. Tiendrait pas le coup.
– Quel coup?
– Si je le dis, vous allez chanter… N’empêche qu’ils nous ont filé entre les doigts, tous les deux, le poisson, l’appât et la ligne… Ni l’un ni l’autre n’ont mis les pieds à Saint-Romains.
– Possible. Possible aussi que le curé de Saint-Romains…
– C’est que vous ne le connaissez pas! Franc comme l’or! Nous avons causé ce matin, en camarades. Il n’a pas revu son copain depuis la matinée du 6 et justement, patron, je me demande pourquoi votre ratichon nous a caché cette visite-là…
– Caché… Vous oubliez, mon cher, qu’il n’a jamais été question d’un interrogatoire en règle…
– Admettons que je n’ai rien dit. Mensonge par omission, simplement.
– Mensonge… mensonge…
– Dame! un de plus. Car enfin vous devez être bien près de convenir maintenant qu’il a inventé le fameux coup de feu dans la nuit, – un vrai titre de roman policier…
– Pas sûr. L’expérience a été bâclée.
– Recommençons-la. D’ailleurs, je me fiche des expériences, et quant aux rapports d’experts Dieu sait où je voudrais les mettre! Tout de même, s’il a menti, faut lui trouver une raison. Le voilà donc qui descend ce diable de chemin, ahuri par le voyage, embêté de son retard, à tâtons, par une nuit noire, et son fameux sac à la main. Naturellement, il n’a pas osé dire au voiturier qu’il avait peur. Et puis, en haut, il a aperçu la lumière, il s’est cru déjà dans sa chambre, en train de lire son bréviaire… Voilà donc mon bonhomme qui s’embrouille. Il file à droite au lieu de tourner à gauche. Il commence à se monter la tête. Et qu’est-ce qui m’empêcherait de croire qu’il a un revolver dans son sac? Ça peut être utile à un petit curé nerveux, pas trop solide, et qui sait qu’il habitera une maison isolée, dans un sacré pays sans chemin de fer, au bout du monde. Il tire donc son revolver et le garde à la main, histoire de se rassurer.