Il expliqua qu’il avait servi jadis au café du Dôme, à Bayonne.
– Mon estomac ne supporte pas la ville, la ville est trop échauffante, on fait des excès malgré soi. D’ailleurs je suis un gazé, reprit-il fièrement, j’ai une pension. Si je bibelote, c’est pour m’occuper, voilà tout.
Il éleva l’encrier jusqu’à son œil jaune et triste, passa sur la plume un pouce expert et resta debout, immobile.
– Madame reprend l’omnibus de 9 h. 18, vers Quincy? Départ 9 h. 18, arrivée 11 h. 15. C’est malheureux de voir un tacot pareil! De Bayonne ici, quatre heures, quatre et deux font six. Six heures pour 180 kilomètres, vous parlez d’une moyenne! Les gars du Tour de France font mieux… Pain-beurre ou croissant?
– Rien du tout. Du café noir.
– Café noir… café noir… (l’œil jaune parut s’attrister encore). Je serai forcé de vous servir «un spécial», «l’express» ne marche que plus tard, rapport à la pression… Si Madame voulait, je…
– Mon ami, dit la voyageuse sans se retourner, d’une voix douce bien qu’étrangement volée, je voudrais seulement que vous me fichiez la paix.
Elle trempa sa plume dans l’encre et commença d’écrire avant que le garçon eût trouvé sa réplique.
Jugeant la partie perdue et sa dignité compromise, il prit le parti de s’éloigner en traînant ostensiblement ses savates, avec un profond mépris.
Pour Mlle Évangeline Souricet, Châteauroux
(aux soins discrets de M. l’abbé Capdevieille, aumônier des Sœurs de la Repentance).
«Mon amie, je ne vous verrai plus. Cela ne m’étonne pas de l’écrire, et vous ne vous étonnerez pas non plus de le lire. Je me souviens de notre première rencontre à Châteauroux, dans cette petite chapelle de nonnes, toute grise. Vous aviez votre mine des mauvais jours, couleur de pluie, votre pauvre petit sourire bêta… En revenant ensemble, le long de la rue des Grainetiers, entre deux hauts murs, parmi ces jardins invisibles, nous n’avons pas échangé dix paroles. Ce n’est pas que vous aimez le silence, mais il vous fascine. Moi, je l’aime. Tout ce que j’aime a sur vous ce pouvoir de fascination. C’est pourquoi vous avez cru m’aimer, moi aussi. Et vous le croirez jusqu’au jour…
«Mais non. Ce jour ne viendra pas… Rien ne m’effacera, je le sais. Après moi, pour vous, il n’y a rien. Cette solitude dont je vous ai tirée, ces longues années de solitude, ces années vaines, votre jeunesse, – la seule que vous fussiez capable de vivre, tour à tour brûlante et glacée, – ces années secrètes, n’auront été que pour moi. Pour moi seule, votre attente, car désormais vous n’attendrez plus personne. Il faudrait beaucoup plus qu’une vie de femme pour reformer en vous, au profit d’un autre être qui me vaille, ce que vous n’aurez prodigué, dissipé, anéanti que pour moi.
«Vous m’avez craint, mon amie. Il n’y a pas d’amour sans crainte. En ce moment vous me craignez encore – que cette pensée m’est douce! Vous me craindrez longtemps encore, toujours peut-être… Souvenez-vous! Souvenez-vous! Dès la première minute, ou le premier mot échangé, quand nous discutions si paisiblement du prix de ma pension, de vos habitudes et des miennes, que nous parlions modestement d’un simple essai de vie commune, votre regard exprimait déjà cette crainte et depuis… Combien de fois m’avez-vous dit: «Je ne sais rien de toi, de ton passé.» Mais qu’aviez-vous besoin de savoir? Notre sécurité, notre repos, notre bonheur étaient justement au fond, au plus profond de ce secret où je vous entraînais peu à peu. Appelez-le, si vous voulez, mensonge, qu’importe! Quand nous aurions couru le monde, les sleepings, les palaces, mené cette vie errante, quotidienne – la fuite sans but, complice de tant d’amours, nous aurait-elle plus séparées des hommes que les murs de votre petite maison, ces murs qu’un enfant eût escaladés sans peine? Notre maison!… D’autres que moi vous en eussent arrachée. Mais je savais, moi, que les joies les moins attendues, celles qui nous semblent comme tombées du ciel, un peu hagardes, ainsi que des cygnes sauvages, ont été longtemps couvées en nous, à notre insu. L’ennui, le médiocre ennui, haï de tous, l’ennui qu’on croit stérile est l’humus profond, gras et noir, où longtemps d’avance, le hasard sème le grain d’où germera la joie. Osez dire que nous aurions connu la nôtre ailleurs que dans cette ville sordide, où vous aviez bâillé dix ans auprès d’un vieil homme dévot, entre ces prêtres et ces nonnes, au son de la cloche des Dames de la Repentance avec son joli timbre si doux, si pur?… Oui, rien ne semblait changé, en apparence, à votre ancienne vie, sinon que je la partageais avec vous… Nous étions seules, tout à fait seules, d’une solitude miraculeuse que nous aurions inutilement cherchée à des milliers de lieues au-delà des mers. Car jour et nuit veillait à notre porte la plus vigilante et la plus sûre des sentinelles: cette fausse image que le monde se formait de nous… «Comme vous aimez le mensonge!» me disiez-vous. Oui, j’ai aimé le mensonge. Non pas ce mensonge utilitaire, cette forme abjecte du mensonge qui n’est qu’un moyen de défense comme un autre, employé à regret, honteusement… J’ai aimé le mensonge, et il me l’a bien rendu. Il m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune. Seulement il finit par tuer. Il me tue.
«C’est tout de même quelque chose d’avoir échappé tant d’années à la sinistre curiosité des hommes, à toutes les sollicitudes carnassières auxquelles les faibles abandonnent leur pauvre vie. Elles n’auront rien eu de moi que les apparences, et je doute qu’elles en aient tiré beaucoup de profit. Je n’ai engraissé la pitié de personne. Et au moment même où allaient peut-être s’exercer sur moi toutes ces gencives, je vais être dévorée d’un seul coup.
«Vous voyez, mon amie, que je parle de moi aujourd’hui avec une franchise insolite qui doit sûrement vous inspirer quelque méfiance. Depuis mon départ de Châteauroux, au long de ces trois semaines dont vous ne saurez probablement jamais l’histoire, j’ai passé par des alternatives de rage et d’espoir également démentielles, je vous ai bien haïe. J’ai su votre trahison dès le premier jour – oui, ma chérie, dès le premier jour – car vous ne me pouvez rien cacher. Que m’importait, après tout? Je savais, je sais encore que je n’aurais qu’à paraître… Mais je ne reparaîtrai pas. Un moment, il est vrai, j’avais fait ce projet stupide de fuir avec vous. Il ne nous manquait que l’argent, et j’avais le moyen de vous faire riche… Vous l’êtes et…»
Elle resta longtemps la plume suspendue au-dessus du papier, le regard vague, avec une grimace terrible de la bouche. Puis elle raya soigneusement le paragraphe, à l’exception des trois premières lignes.
«… Depuis mon départ de Châteauroux, je me demande encore si je vais disparaître ou non… Il y a d’ailleurs plus d’un sens au mot disparaître . Je préfère vous laisser le choix. Votre misérable vie – elle effaça le mot misérable – votre vie me reste ouverte: je la forcerai quand il me plaira. De toute manière, vous êtes demeurée la ridicule petite dévote sournoise, empoisonnée de silence et de solitude, qui allait chaque jeudi et chaque samedi, après la messe, porter au Petit Berrichon la fameuse annonce dont nous avons ri tant de fois, vous souvenez-vous? Orpheline vivant seule demande compagne, excellente éducation, bonne famille, catholique, artiste, physique agréable, pour existence commune. Indemnité convenable . Oui, nous avons ri ensemble de cet appel discret, dont votre naïveté ne soupçonnait même pas l’équivoque. Mais je crains maintenant que vous ne tiriez quelque gloriole de croire m’avoir ainsi appelée. Il faut que je vous détrompe aujourd’hui. Vous ne m’avez pas révélé votre existence: elle m’était connue, jusque dans ses moindres détails. Je savais tout de vous, petite vipère! Et retenez encore ceci: bien avant que fût née en moi cette tendresse dont vous n’étiez pas digne – heureusement, d’ailleurs, car je n’aurais que faire d’une égale! – j’avais résolu de vous approcher coûte que coûte. Et pourquoi? Parce que je vous savais seule, faible, une proie facile et l’héritière probable d’une vieille avare de quatre-vingts ans… Une proie, vous dis-je? Rien qu’une proie!»
Elle appuya si fortement sur le papier que la plume grinça et cracha.
«… C’est pourquoi vous auriez tort de vous prévaloir de mon amitié, même auprès de votre amant. Cela serait inutile et peut-être dangereux. Je suis une aventurière, ma chérie… Excellente éducation, bonne famille . Elle est jolie, ma famille! Je n’ai pas de père, et je suis fille d’une…»
Depuis un instant, la même grimace contractait sa bouche et semblait gagner le visage entier, dont l’expression devint peu à peu effrayante. La main qu’elle tenait posée à plat sur le papier se ferma tout à coup, et elle resta longtemps appuyée d’un coude sur la table, l’autre bras pendant jusqu’à terre, pétrissant rageusement la feuille entre ses doigts.
Lorsqu’elle prit de nouveau la plume, ses traits avaient encore une sorte de frémissement imperceptible, puis ils se figèrent instantanément comme si elle venait d’entrevoir une issue, un rayon de lumière au plus profond de la fosse où elle souffrait depuis des heures, toutes les humiliations et les tortures d’un vaste orgueil à l’agonie.
Elle détacha du bloc un nouveau feuillet, commença d’une écriture plus large, plus régulière, son écriture des grands jours, des jours décisifs de sa dure vie.
«Ma chère enfant, vous recevrez sans doute la visite d’un jeune homme auquel je m’intéresse beaucoup. Je dis sans doute car nous nous sommes quittés un peu brusquement, lui et moi, avant-hier soir, après une conversation pénible. Ce garçon – c’est presque un enfant – vous parlera de moi. Vous jugerez peut-être, dans votre petite sagesse, ma confiance assez mal placée, mais j’ai passé ma vie, vous le savez, à commettre des imprudences et je les ai toujours commises gratuitement. Vous m’avez dégoûtée du mensonge, à peu près pour la même raison que les poètes médiocres nous dégoûtent de la poésie. Mais vous n’avez certainement pas assez d’importance en ce monde pour me donner le goût de la vérité. Mon protégé fera, s’il le juge convenable, ce que je ne me sens pas le courage de faire moi-même. Je me fie à lui en tout, car il ressemble étrangement à ce que j’étais à son âge. S’il n’est déjà pas facile de savoir ce qui se passe dans ces petites têtes-là, il est absolument impossible de prévoir ce qui s’y passera.»