Les carpes ont enfreint ce tabou primordial: elles m'imposent la vision de leur tube digestif à l'air.
Tu trouves ça répugnant? A l'intérieur de ton ventre, c'est la même chose. Si ce spectacle t'obsède tellement, c'est peut-être parce que tu t'y reconnais. Crois-tu que ton espèce soit différente? Les tiens mangent moins salement, mais ils mangent, et dans ta mère, dans ta sœur, c'est comme ça aussi.
Et toi, que crois-tu être d'autre? Tu es un tube sorti d'un tube. Ces derniers temps, tu as eu l'impression glorieuse d'évoluer, de devenir de la matière pensante. Foutaise. La bouche des carpes te rendrait-elle si malade si tu n'y voyais ton miroir ignoble? Souviens-toi que tu es tube et que tube tu redeviendras.
Je fais taire cette voix qui me dit ces horreurs. Depuis deux semaines, j'affronte chaque midi le bassin des poissons et je constate que, loin de m'habituer à cette abomination, j'y suis de plus en plus sensible. Et si ce dégoût, que j'avais pris pour une minauderie débile, un caprice, était un message sacré? En ce cas, il faut que je l'affronte pour le comprendre. Il faut que je laisse parler la voix.
Regarde donc. Regarde de tous tes yeux. La vie, c'est ce que tu vois: de la membrane, de la tripe, un trou sans fond qui exige d'être rempli. La vie est ce tuyau qui avale et qui reste vide.
Mes pieds sont au bord de l'étang. Je les observe avec suspicion, je ne suis plus sûre d'eux. Mes yeux remontent et regardent le jardin. Il n'est plus cet écrin qui me protégeait, cet enclos de perfection. Il contient la mort.
Entre la vie – des bouches de carpes qui déglutissent – et la mort – des végétaux en lente putréfaction -, qu'est-ce que tu choisis? Qu'est-ce qui te donne le moins envie de vomir?
Je ne réfléchis plus. Je tremble. Mes yeux rechutent vers les gueules des animaux. J'ai froid. J'ai un haut-le-cœur. Mes jambes ne me portent plus. Je ne lutte plus. Hypnotisée, je me laisse tomber dans le bassin.
Ma tête heurte le fond de pierre. La douleur du choc disparaît presque aussitôt. Mon corps, devenu indépendant de mes volontés, se retourne, et je me retrouve à l'horizontale, à mi-profondeur, comme si je faisais la planche un mètre sous l'eau. Et là, je ne bouge plus. Le calme se rétablit autour de moi. Mon angoisse a fondu. Je me sens très bien.
C'est drôle. La dernière fois que je me suis noyée, il y avait en moi une révolte, une rage, le besoin puissant de me tirer de là. Cette fois-ci, pas du tout. Il est vrai que je l'ai choisi. Je ne sens même pas que l'air me manque.
Délicieusement sereine, j'observe le ciel à travers la surface de l'étang. La lumière du soleil n'est jamais aussi belle que vue par-dessous l'eau. Je l'avais déjà pensé lors de la première noyade.
Je me sens bien. Je ne me suis jamais sentie aussi bien. Le monde vu d'ici me convient à merveille. Le liquide m'a à ce point digérée que je ne provoque plus aucun remous. Ecœurées par mon intrusion, les carpes se sont tapies dans un coin et ne bougent plus. Le fluide s'est figé en un calme d'eau morte qui me permet de contempler les arbres du jardin comme au travers d'un monocle géant. Je choisis de ne plus regarder que les bambous: rien, dans notre univers, ne mérite autant d'être admiré que les bambous. Le mètre d'épaisseur aquatique qui me sépare d'eux exalte leur beauté.
Je souris de bonheur.
Soudain, quelque chose s'interpose entre les bambous et moi: une frêle silhouette humaine apparaît qui se penche vers moi. Je pense avec ennui que cette personne va vouloir me repêcher. On ne peut même plus se suicider tranquille.
Mais non. Le prisme de l'eau me révèle peu à peu les traits de l'humain qui m'a repérée: c'est Kashima-san. Je cesse aussitôt d'avoir peur. Elle est une vraie Japonaise du passé et, en plus, elle me déteste: deux bonnes raisons pour qu'elle ne me sauve pas.
De fait. Le visage élégant de Kashima-san demeure impassible. Sans bouger, elle me regarde dans les yeux. Voit-elle que je suis contente? Je ne sais pas. Allez savoir ce qui se passe dans la tête d'une Nippone du temps jadis.
Une seule chose est sûre: cette femme me laissera la mort sauve.
A mi-chemin entre l'au-delà et le jardin, je parle, sans bruit, dans mon crâne:
«Je savais qu'on finirait par s'entendre, Kashima-san. Tout va bien, maintenant. Quand je me noyais dans la mer et que je voyais les gens qui, sur la plage, me regardaient sans essayer de me sauver, ça me rendait malade. A présent, grâce à toi, je les comprends. Ils étaient aussi calmes que toi. Ils ne voulaient pas perturber l'ordre de l'univers, lequel exigeait ma mort par l'eau. Ils savaient que cela ne servait à rien de me sauver. Celui qui doit être noyé sera noyé. La preuve, c'est que ma mère m'a tirée de l'eau et que je m'y retrouve quand même.»
Est-ce une illusion? Il me semble que Kashima-san sourit.
«Tu as raison de sourire. Quand le destin de quelqu'un s'accomplit, il faut sourire. Je suis heureuse de savoir que je n'irai plus jamais nourrir les carpes et que je ne quitterai jamais le Japon.»
Cette fois, je le vois distinctement: Kashima-san sourit – elle me sourit enfin! – et puis elle s'en va sans se presser. Je suis désormais en tête à tête avec la mort. Je sais avec certitude que Kashima-san ne préviendra personne. J'ai raison.
Crever prend du temps. Cela fait une éternité que je suis entre deux eaux. Je repense à Kashima-san. Il n'y a pas plus fascinant que l'expression d'un être humain qui vous regarde mourir sans tenter de vous sauver. Il lui eût suffi de plonger la main dans le bassin pour ramener à la vie une enfant de trois ans. Mais si elle l'avait fait, elle n'eût pas été Kashima-san.
Ce qui me soulage le plus, dans ce qui m'arrive, c'est que je n'aurai plus peur de la mort.
En 1945, à Okinawa, île du sud du Japon, il s'est passé – quoi? Je ne trouve pas de mot pour qualifier cela.
C'était juste après la capitulation. Les habitants d'Okinawa savaient que la guerre était perdue et que les Américains, déjà débarqués sur leur île, allaient marcher sur leur territoire entier. Ils savaient aussi que la nouvelle consigne était de ne plus se battre.
Là s'arrêtait leur information. Leurs chefs leur avaient dit, naguère, que les Américains les tueraient jusqu'au dernier; les insulaires en étaient restés à cette conviction. Et quand les soldats blancs avaient commencé à avancer, la population avait commencé à reculer. Et ils avaient reculé au fur et à mesure que l'ennemi victorieux gagnait du terrain. Et ils étaient arrivés à l'extrémité de l'île, qui se terminait en une longue falaise abrupte surplombant la mer. Et comme ils étaient persuadés qu'on allait les tuer, l'immense majorité d'entre eux s'étaient jetés dans la mort du haut du promontoire.
La falaise était très élevée et, en dessous d'elle, le rivage était hérissé de récifs tranchants. Aucun de ceux qui s'y sont précipités n'a survécu. Quand les Américains sont arrivés, ils ont été horrifiés de ce qu'ils ont découvert.
En 1989, je suis allée voir cette falaise. Rien, pas même une pancarte, n'indique ce qui s'y est passé. Des milliers de gens s'y sont suicidés en quelques heures sans que le lieu en paraisse affecté. La mer a avalé les corps qui s'étaient éclatés sur les rochers. L'eau reste une mort plus courante au Japon que le seppuku.
Il est impossible d'être à cet endroit sans essayer de se mettre dans la peau de ceux qui s'y sont donné là cette mort collective. Il est probable que, parmi eux, beaucoup se sont suicidés par crainte d'être torturés. Il est vraisemblable aussi que la splendeur de ce lieu a encouragé beaucoup d'entre eux à commettre cet acte qui symbolisait la superbe patriotique.
Il n'en reste pas moins que l'équation première de cette hécatombe est celle-ci: du haut de cette magnifique falaise, des milliers de gens se sont tués parce qu'ils ne voulaient pas être tués, des milliers de gens se sont jetés dans la mort parce qu'ils avaient peur de la mort. Il y a là une logique du paradoxe qui me sidère.