– Elle a dit son troisième mot!

– C'est quoi?

– Aspirateur!

– Bien. Nous en ferons une ménagère accomplie.

Il devait être un peu déçu.

J'avais fait très fort pour le troisième mot; je pouvais dès lors me permettre d'être moins existentielle pour le quatrième. Estimant que ma sœur, de deux ans et demi mon aînée, était une bonne personne, j'élis son prénom:

– Juliette! clamai-je en la regardant dans les yeux.

Le langage a des pouvoirs immenses: à peine avais-je prononcé à haute voix ce nom, prise d'une folle passion, ma sœur me saisit entre ses bras et me serra. Tel le philtre d'amour de Tristan et Iseut, le mot nous avait unies pour toujours.

Il était hors de question que je choisisse pour cinquième vocable le prénom de mon frère, de quatre ans mon aîné: ce mauvais sujet avait passé un après-midi assis sur ma tête à lire un Tîntin. Il adorait me persécuter. Pour le punir, je ne le nommerais pas. Ainsi, il n'existerait pas tellement.

Vivait avec nous Nishio-san, ma gouvernante japonaise. Elle était la bonté même et me dorlotait pendant des heures. Elle ne parlait aucune autre langue que la sienne. Je comprenais tout ce qu'elle disait. Mon cinquième mot fut donc nippon, puisque je la nommai.

J'avais déjà donné leur nom à quatre personnes; à chaque fois, cela les rendait si heureuses que je ne doutais plus de l'importance de la parole: elle prouvait aux individus qu'ils étaient là. J'en conclus qu'ils n'en étaient pas sûrs. Ils avaient besoin de moi pour le savoir.

Parler servait-il donc à donner la vie? Ce n'était pas certain. Autour de moi, les gens parlaient du matin au soir, sans que cela ait des conséquences aussi miraculeuses. Pour mes parents, par exemple, parler équivalait à formuler ceci:

– J'ai invité les Truc pour le 26.

– Qui sont les Truc?

– Voyons, Danièle, tu ne connais qu'eux. Nous avons déjà dîné vingt fois en compagnie des Truc.

– Je ne me rappelle pas. Qui sont les Truc?

– Tu verras bien.

Je n'avais pas l'impression que les Truc existaient davantage après ce genre de propos. Au contraire.

Pour mon frère et ma sœur, parler revenait à cela:

– Où est ma boîte de Lego?

– J'en sais rien.

– Menteuse! C'est toi qui l'as prise!

– C'est pas vrai.

– Tu vas me dire où elle est?

Et puis ils se tapaient dessus. Parler était un prélude au combat.

Quand la douce Nishio-san me parlait, c'était le plus souvent pour me raconter, avec le rire nippon réservé à l'horreur, comment sa sœur avait été écrasée par le train Kobé-Nishinomiya lorsqu'elle était enfant. A chaque occurrence de ce récit, sans faillir, les mots de ma gouvernante tuaient la petite fille. Parler pouvait donc servir aussi à assassiner.

L'examen de l'édifiant langage d'autrui m'amena à cette conclusion: parler était un acte aussi créateur que destructeur. Il valait mieux faire très attention avec cette invention. Par ailleurs, j'avais remarqué qu'il existait également un emploi inoffensif de la parole. «Beau temps, n'est-ce pas?» ou «Ma chère, je vous trouve très en forme!» étaient des phrases qui ne produisaient aucun effet métaphysique. On pouvait les dire sans aucune crainte. On pouvait même ne pas les dire. Si on les disait, c'était sans doute pour avertir les gens qu'on n'allait pas les tuer. C'était comme le pistolet à eau de mon frère; quand il me tirait dessus en m'annonçant: «Pan! tu es morte!», je ne mourais pas, j'étais seulement arrosée. On recourait à ce genre de propos pour montrer que son arme était chargée à blanc. A titre de C.Q.F.D., le sixième mot fut «mort».

Il régnait dans la maison un silence anormal. Je voulus aller aux renseignements et descendis le grand escalier. Au salon, mon père pleurait: spectacle impensable et que je n'ai jamais revu. Ma mère le tenait dans ses bras comme un bébé géant.

Elle me dit très doucement:

– Ton papa a perdu sa maman. Ta grand-mère est morte.

Je pris un air terrible.

– Evidemment, poursuivit-elle, tu ne sais pas ce que ça veut dire, la mort. Tu n'as que deux ans et demi.

– Mort! affirmai-je sur le ton d'une assertion sans réplique, avant de tourner les talons.

Mort! Comme si je ne savais pas! Comme si mes deux ans et demi m'en éloignaient, alors qu'ils m'en rapprochaient! Mort! Qui mieux que moi savait? Le sens de ce mot, je venais à peine de le quitter! Je le connaissais encore mieux que les autres enfants, moi qui l'avais prolongé au-delà des limites humaines. N'avais-je pas vécu deux années de coma, pour autant que l'on puisse vivre le coma? Qu'avaient-ils donc pensé que je faisais, dans mon berceau, pendant si longtemps, sinon mourir ma vie, mourir le temps, mourir la peur, mourir le néant, mourir la torpeur?

La mort, j'avais examiné la question de près: la mort, c'était le plafond. Quand on connaît le plafond mieux que soi-même, cela s'appelle la mort. Le plafond est ce qui empêche les yeux de monter et la pensée de s'élever. Qui dit plafond dit caveau: le plafond est le couvercle du cerveau. Quand vient la mort, un couvercle géant se pose sur votre casserole crânienne. Il m'était arrivé une chose peu commune: j'avais vécu ça dans l'autre sens, à un âge où ma mémoire pouvait sinon s'en souvenir, au moins en conserver une vague impression. Quand le métro sort de terre, quand les rideaux noirs s'ouvrent, quand l'asphyxie est finie, quand les seuls yeux nécessaires nous regardent à nouveau, c'est le couvercle de la mort qui se soulève, c'est notre caveau crânien qui devient un cerveau à ciel ouvert. Ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont connu la mort de trop près et en sont revenus contiennent leur propre Eurydice: ils savent qu'il y a en eux quelque chose qui se rappelle trop bien la mort et qu'il vaut mieux ne pas la regarder en face. C'est que la mort, comme un terrier, comme une chambre aux rideaux fermés, comme la solitude, est à la fois horrible et tentante: on sent qu'on pourrait y être bien. Il suffirait qu'on se laisse aller pour rejoindre cette hibernation intérieure. Eurydice est si séduisante qu'on a tendance à oublier pourquoi il faut lui résister.

Il le faut, pour cette unique raison que le trajet est le plus souvent un aller simple. Sinon, il ne le faudrait pas.

Je m'assis sur l'escalier en pensant à la grand-mère au chocolat blanc. Elle avait contribué à me libérer de la mort, et si peu de temps après, c'était son tour. C'était comme s'il y avait eu un marchandage. Elle avait payé ma vie de la sienne. L'avait-elle su?

Au moins mon souvenir lui conserve-t-il l'existence. Ma grand-mère avait essuyé les plâtres de ma mémoire. Juste retour des choses: elle y est encore bien vivante, précédée de son bâton de chocolat comme d'un sceptre. C'est ma façon de lui rendre ce qu'elle m'a donné.

Je ne pleurai pas. Je remontai dans la chambre pour jouer au plus beau jeu du monde: la toupie. J'avais une toupie en plastique qui valait toutes les merveilles de l'univers. Je la faisais tourner et la regardais fixement pendant des heures. Cette rotation perpétuelle me donnait l'air grave.

La mort, je savais ce que c'était. Cela rie me suffisait pas à la comprendre. J'avais des tas de questions à poser. Le problème était qu'officiellement je disposais de six mots, dont zéro verbe, zéro conjonction, zéro adverbe: difficile de composer des interrogations avec ça. Certes, en réalité, dans ma tête, j'avais le vocabulaire nécessaire – mais comment passer, en un coup, de six à mille mots, sans révéler mon imposture?

Heureusement, il y avait une solution: Nishio-san. Elle ne parlait que japonais, ce qui limitait ses conversations avec ma mère. Je pouvais lui parler en cachette, camouflée derrière sa langue.

– Nishio-san, pourquoi on meurt?

– Tu parles, toi?

– Oui, mais ne le dis à personne. C'est un secret

– Tes parents seraient heureux s'ils savaient que tu parlais.


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