Son voisin du dessus est un homme pesant. Evidemment, Crab est tombé sous le plus gros, le plus lourd, qui ne s'absente pour ainsi dire jamais et reste perché sur Crab toute la journée, Crab exténué qui souffre de plus en plus des vertèbres, lombaires et cervicales, qui aimerait au moins pouvoir se reposer de temps en temps, s'allonger un peu, mais son voisin du dessous ne tient pas en place, car évidemment Crab est tombé sur un nerveux, un agité, qui ne sort guère lui non plus, indifférent au poids de Crab sur ses épaules, prive celui-ci de sa liberté de mouvement et l'oblige à des allées et venues incessantes d'une pièce à l'autre. Mais qui s'en étonnera? Emménageant dans un de ces immeubles modernes sans planchers ni plafonds, où l'on vit les uns sur les autres, un malchanceux comme Crab ne pouvait que se retrouver coincé entre deux voisins insupportables.
Le bruit de ses pas rappelle celui de la mer. C'est très inquiétant, d'autant qu'il ne sait pas nager, et puis il dérange ses voisins. Crab a beau faire attention et monter les escaliers sur la pointe des pieds, la puissante rumeur d'eau et de vent qui s'élève avec lui réveille tout l'entourage. Quelquefois, par excès de précaution, il rate une marche et tombe à la renverse, alors on entend gronder l'océan, les vagues de briser contre les récifs. Grand émoi dans tout l'immeuble. Ce fracas de tempête provoque de vraies paniques. Le lendemain, certains voisins prétendent que des trombes d'eau se sont abattues sur eux, crevant le plafond, et que leur salon a été inondé. Pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab rembourse les frais des réparations. On en profite. Il est bientôt amené à payer pour tous les dégâts causés par les plomberies défectueuses des habitants du quartier. Et ça ne s'arrête pas là, ça va beaucoup plus loin. Lorsque le fleuve en crue défonce les berges, les chaussées, renverse les arbres et les voitures, on attend qu'il regagne son lit puis on accuse Crab de ses méfaits – il se trouve toujours des faux témoins pour assurer qu'il est justement passé par là, et si on leur demande de le prouver, ils affirment avoir parfaitement reconnu le bruit inimitable de son pas, cette rumeur confuse d'océan ponctuée des cris perçants de mouettes: en rajoutant ainsi dans le mensonge, ils se trahissent, des cris de mouettes! pourquoi pas aussi des sirènes de cargos ou des conversations de baleines? Mais, pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab préfère payer.
Crab, s'il devait quitter son île déserte, qu'emporterait-il?
Parfois aussi il regarde sa bibliothèque et il n'y trouve rien pour lui, tous ces livres ne parlent que de son ennui: c'est une longue phrase ininterrompue qui commence en haut à gauche pour finir en bas à droite, où il n' est question que de son ennui, une phrase à rallonge qui ne lui épargne aucun détail, la description par le menu de son ennui – une dissertation interminablement terne qui se propose de faire le point sur son ennui – une encyclopédie en mille volumes dont l'article unique traite de son ennui – une somme sur son ennui. La tentation alors pour Crab de se défoncer le crâne contre ce mur.
– Mais au diable tous ces livres, assez lu, vivre enfin! s'écrie Crab, qui arrache par poignées les volumes de sa bibliothèque et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d'aligner sur elle sa conduite, Crab s'installe à sa table pour écrire.
D'abord il faut choisir l'endroit qui doit être à la fois accessible et abrité, suffisamment proche des lieux et des sources de ravitaillement mais dissimulé, alors Crab explore les environs, hésite entre deux ou trois emplacements possibles, compare leurs avantages respectifs, renonce aux trois, cherche ailleurs, finit par arrêter son choix et entreprend aussitôt de réunir les matériaux indispensables, attention, pas n'importe quel bois, Crab parcourt souvent de longues distances pour trouver les rameaux qui conviennent, à la fois souples et résistants, pourvus encore de leur écorce fraîche sur laquelle ruissellera la pluie. Plusieurs qualités de bois sont d'ailleurs nécessaires, d'essences différentes: un bois dur formera l'armature qui assurera la solidité et la stabilité de l'ensemble, tandis qu'un bois plus tendre, lisse, facile à travailler, sera préféré pour l'ameublement, c'est-à-dire les aménagements intérieurs, égaliser le fond, arrondir les angles. Des copeaux légers comme du papier viennent enfin boucher les interstices – l'isolation thermique est une des préoccupations majeures de Crab -, et le confort y gagne du même coup un moelleux de litière qui ne satisfait pourtant pas entièrement Crab puisqu'il se met en quête de tissu pour les coussins et les rideaux, attention encore, pas n'importe quoi non plus, la laine et le coton plutôt que les matières synthétiques, les brins les plus fins, les plus doux, choisis dans des tons foncés, autant par souci d'élégance que pour ne pas attirer les regards – cette modestie à laquelle il ne nous avait pas habitués est ici une question de survie. L'éparpillement de ces matériaux joint à la faiblesse de sa constitution – il est incapable de soulever de lourdes charges, mal équipé au demeurant pour la préhension et le transport -, tout cela l'oblige à d'incessants allers-retours qui usent ses forces. Il ne vient à bout du chantier qu'au prix de mille peines. A présent, il peut se reposer.
Or il aura suffi d'un coup de vent. Le nid de Crab démoli gît au pied du chêne. Trois petits œufs roses ont roulé sur l'herbe, miraculeusement intacts. C'est Pâques pour la belette.
Crab plaide coupable. Et il garde la tête haute. Oui, il a froidement assassiné le jeune inconnu qui lisait à côté de lui sur un banc. Il a agi sans hésitation ni remords, ayant pénétré l'avenir de ce misérable. Nulle divination par les astres ou les cartes, sornettes, il suffit de laisser la mémoire poursuivre son effort au-delà de l'instant présent pour connaître l'avenir jusqu'à ce qu'elle flanche.
Avec autant de netteté que si les événements s'étaient déroulés devant lui, Crab sur son banc assista donc au coup d'Etat qui devait porter le jeune homme au pouvoir, à sept ans de là, inaugurant un demi-siècle de dictature féroce – car ce tyran allait tenir le pays entier sous sa botte, plaçant ses parents et amis aux frontières et un policier en civil dans chaque famille, noyant dans le sang les velléités de rébellion: Crab impuissant fut témoin des exécutions sommaires multipliées par huit, les architectes ayant reçu l'ordre de ne bâtir dorénavant que des immeubles octogonaux afin d'offrir aux milices davantage de murs contre lesquels aligner leurs victimes, il vit les ouvriers enchaînés à des machines spécialement conçues pour leur couper les doigts – lesquels le tyran s'enfonçait la nuit dans les oreilles -, et le blé germer sur les cadavres des paysans, et les enfants arrachés viables à huit mois des entrailles de leurs mères, enrégimentés, au commencement était notre grand Timonier, la géométrie réduite aux lignes de sa main et aux traits de son visage dissymétrique, la géographie subordonnée à l'expansion gangréneuse de son empire, toute poésie assourdie par le fracas des rimes d'une unique épopée où chacun de ses pas, depuis le premier, était célébré avec une ironie involontaire dans un vers boiteux, trop court ou trop long, le recueil de ses maximes devenant le seul ouvrage de philosophie disponible, la pensée traquée dans les têtes, condamnée, censurée, profitant parfois d'une coquille typographique pour éclore malgré tout entre deux syllabes martelées, au creux d'une phrase de ce petit livre stérile, vite repérée alors et bannie de l'édition suivante, celle-ci confiée à un autre imprimeur, le précédent n'ayant pas survécu à la honte de son exécution publique.