Longtemps avant Archimède, Crab utilisait leviers et poulies de son invention. Aristarque de Samos n'était pas né qu'il émettait sérieusement l'hypothèse de la révolution de la Terre et tournait lui-même effrontément autour du Soleil. Si vous croyez qu'il a attendu Colomb pour boire du café et Gutenberg pour imprimer ses livres. Newton ne lui a rien appris. Bien avant Peter Henlein, il lisait l'heure dans sa poche. Napier copia intégralement la table des logarithmes par-dessus son épaule. Crab le premier détermina la vitesse de la lumière. Harvey ne sut que répéter ses théories sur la circulation du sang. Kepler indélicatement lui emprunta sa lunette astronomique et Linné s'appropria son système de classification. Nicolas Appert mangea à sa table de la viande de mammouth en conserve. Fahrenheit consulta pour la première fois chez lui un thermomètre à mercure. Bien avant Papin et Franklin, Crab avait doté sa maison d'une chaudière et d'un paratonnerre de sa fabrication. Il fut également le principal initiateur du darwinisme. Il survolait le Vivarais dans son ballon à air chaud lorsque naquit Joseph Montgolfier. Il vaccina le jeune Louis mordu par un renard. Il découvrit le radium et ses propriétés avant la famille Curie et les qualités du caoutchouc synthétique avant Hofmann. Il fit démarrer la première voiture, décoller le premier avion, sonner le premier téléphone (son plus vif remords). Les frères Lumière, âgés de trente et trente-deux ans, vendaient des chocolats glacés dans son cinéma. Il fut un hôte charmant pour les astronautes d'Apollo 11 auxquels il offrit même 400 kilos d'échantillons minéralogiques le jour de leur retour sur Terre. Avant Mullem, il découvrit le moyen de conserver la neige à haute température. Bien avant Opole, il étudia le squelette de l'eau et révéla l'origine météorique des pains de sucre. Il atteignit avant l'expédition Zeller la dernière extrémité de l'Orient. Il énonça, et non Albasini, la loi de l'hésitation universelle. Avant Cambrelin, il apporta la preuve que les poissons peuvent vivre plus heureux sans arêtes, et il mit lui-même au point l'acide ascétique qui dissout celles-ci directement dans les rivières et les océans. C'est lui encore qui démontra que toutes les limaces sont extraites du même tube, que tous les mille-pattes vont à Rome, et que les abeilles naissent d'un battement de paupières du tigre, découvertes dont s'empara le professeur Buchon. Crab établit avant Whimple l'influence de la Lune sur le sens des caresses. On lui doit, et non à Obernitz, la formule de la nervaline qui favorise la régénération dans l'heure des membres amputés. L'essor vertical et le vol sans machine grâce à la seule énergie ascensionnelle du rire, dont on attribue l'idée à Ordiardson, furent en réalité expérimentés avec succès par Crab dix ans plus tôt. La découverte de la rotation des baleines bleues, qui détermine la durée des nuits, comme on le sait aujourd'hui, ne revient nullement à Simonel, cet imposteur, mais bien à Crab lui-même, ainsi que le principe de résorption des montagnes mal placées. Bien avant Goldbrook, il comprit que le poids de l'ombre est inversement proportionnel à son étendue. Bien avant Franzini, il évoqua les vertus nutritives des parfums et, bien avant Kulig, les propriétés élastiques de l'antépénultième minute du jour. C'est Crab enfin, et nul autre, ni Bessière, ni Laconche, ni Corseti, Hollinger encore moins, qui a remis le cercle à sa place parmi les triangles.
Mal payé de ses peines, dépossédé de ses découvertes, de ses inventions, Crab méconnu n'en conçoit aucune amertume. Leur inefficacité en revanche, tant d'efforts sans effets, tant de progrès accomplis qui n'ont finalement rien changé, voilà ce qui l'accable, c'est bien la raison pour laquelle il envisage maintenant de tout laisser tomber.
– A quoi bon tous ces travaux d'écriture, se demande encore Crab, puisque d'une part cela n'empêchera pas que trois cents jeunes hommes aient été sacrifiés à la mort de l'empereur inca et que, d'autre part, en ce moment même, définitivement indifférents, des mandrills à cul rouge copulent dans l'ombre rose de la Guinée, exactement comme si rien n'existait ni ne devait jamais exister sur cette Terre que des mandrills à cul rouge?
Crab, néanmoins, exerce son activité avec beaucoup de conscience professionnelle et ce sens de l'organisation sans lequel autant renoncer à développer un projet ambitieux, il n'est pas le seul chef d'entreprise à le clamer haut et fort. Ses bureaux sont spacieux, meublés de surfaces et d'angles. Nul inutile pied de table. Crab est la ponctualité incarnée: ses jambes marquent les heures. A peine arrivé se propulse au sommet de la tour. Silence instantané dans les étages au passage de la fusée directoriale, crainte et respect. L'ascenseur s'ouvre sur un enclos de ciel vitré – le bureau massif est tout au fond, là-bas, y mène sans détours un chemin tracé jour après jour dans la moquette, à croire que personne jamais n'a risqué un pied hors de cette voie et que le désert synthétique alentour reste à explorer.
Crab est assis maintenant – sur pivot, sur roulettes -, plus mobile et mieux articulé dans son fauteuil que debout à pieds joints sur l'échelle de ses vertèbres. Tous les horizons font cercle autour de lui. Qu'on ne le dérange sous aucun prétexte. Répondre qu'il est en conférence – si vous faites dire aux solliciteurs que vous n'avez pas du tout envie de les recevoir, ils ne comprennent pas l'allusion, ils insistent, mieux vaut donc prétendre que vous êtes en conférence, c'est plus brutal, au moins c'est clair, ils partent vexés et ne reviennent plus.
Concentration, efficacité, rendement maximum, Crab se met sans plus tarder à l'ouvrage – ça vient bien aujourd'hui, facilement, l'angoisse est tout de suite là: le poème auquel il travaille depuis une semaine sera bientôt achevé si la conjoncture reste aussi favorable. Or, rien n'est moins sûr, car, lorsque son travail lui donne satisfaction, l'angoisse de Crab tend à se dissiper: suit une période de marasme qui met l'entreprise au bord de la faillite, nul projet n'aboutit plus, les sous-produits de la concurrence envahissent le marché, Crab ne dort plus et se néglige, il passe toutes les nuits à son bureau, et c'est alors qu'il caresse l'idée d'en finir qu'il trouve en lui l'angoisse nécessaire pour repartir.
La main droite de Crab est constituée de cinq doigts et d'un crayon qui le gêne beaucoup, ce dernier, pour quantité de choses, se moucher, saler, poivrer sa viande, caresser un corps de femme, une tête d'enfant, lancer des ballons, mais qui lui est aussi bien utile quelquefois, s'il veut par exemple moucher sa viande, ou lancer des têtes d'enfants, ou saler, poivrer un corps de femme.
Beaucoup de sport, acquisition d'un grand savoir, il est important de bien se préparer.
Musculation. Un programme chargé pour chaque muscle. Gymnastique au sol, au cheval d'arçons, aux espaliers, à la poutre, aux anneaux. Natation dans le grand bassin, quatre fois les quatre nages, seize allers-retours quotidiens. Grimper, corde lisse, en équerre, seule force des bras, comme singe, sans toucher terre jamais, vingt allers-retours quotidiens. Lancer le disque plus loin que le poids, le marteau plus loin que le disque, le javelot plus loin que le marteau, le poids plus loin que le javelot, puis recommencer. Sauter, aussi haut que loin, plus loin encore, aussi haut. Courir, travailler la vitesse, travailler l'endurance, toujours plus vite plus longtemps. Soulever, à l'épaulé-jeté, plus lourd, plus lourd, sans les épaules, à l'arraché, jamais assez lourd, d'un seul bras. Muscler trapèze, deltoïdes, biceps, triceps, fessiers, dorsaux, abdominaux, adducteurs, fléchisseurs, extenseurs, masseters, zygomatiques, orbiculaires, de la fonte.