– Je vous guette, prince, dit ce dernier.

– C’est vous, Keller? s’écria le prince avec étonnement.

– Je vous cherche, prince. Je vous ai attendu aux abords de la villa des Epantchine, où naturellement je ne pouvais pénétrer. Je vous ai emboîté le pas quand vous avez fait route avec le général. Je suis à vos ordres, prince; disposez de Keller. Je suis prêt à me sacrifier et même à mourir, s’il le faut.

– Mais… pourquoi?

– Eh bien, mais il va sûrement y avoir un duel! Ce lieutenant Molovtsov, je le connais, c’est-à-dire pas personnellement… il n’empochera pas cet affront. Les gens comme Rogojine et moi, il les regarde comme de la racaille, cela va de soi et n’est peut-être pas immérité; c’est donc à vous seul de répondre vis-à-vis de lui. Il va falloir payer la casse, prince! Selon ce que j’ai entendu, il a pris des renseignements sur vous, et demain sans faute un de ses amis ira vous trouver, s’il ne vous attend pas déjà à la maison. Si vous me faites l’honneur de me choisir comme témoin, je suis prêt même à risquer le bagne. C’est pour vous dire cela, prince, que je vous cherchais.

– Alors vous aussi, vous venez me parler de duel! s’exclama le prince en éclatant de rire, pour la plus grande surprise de Keller. Il riait à se tenir les côtes. Keller, qui avait eu l’air; d’être sur des pointes d’aiguilles tant qu’il ne s’était pas acquitté de sa mission en se proposant comme témoin, parut presque offensé par une hilarité aussi exubérante.

– Cependant, prince, vous l’avez empoigné par les bras cet après-midi? Un gentilhomme ne peut guère supporter cela, encore moins en public.

– Mais il m’a décoché un coup dans la poitrine! s’écria le prince toujours en riant. Il n’y a pas de raison pour que nous nous battions! Je m’excuserai auprès de lui et tout sera dit. Et s’il faut se battre, on se battra! Qu’il recoure aux armes; je ne demande pas mieux. Ha! ha! je sais maintenant charger un pistolet. Figurez-vous que l’on vient de m’apprendre cela il y a un instant. Savez-vous charger un pistolet, Keller? Il faut d’abord acheter de la poudre à pistolet, c’est-à-dire de la poudre qui ne soit pas humide, ni grosse comme celle dont on se sert pour les canons. On commence par mettre la poudre, on arrache du feutre au bourrelet d’une porte, puis on place la balle par-dessus. Il faut se garder de mettre la balle avant la poudre, parce qu’alors le coup ne partirait pas. Vous m’entendez, Keller? le coup ne partirait pas. Ha! ha! N’est-ce pas là une raison magnifique, ami Keller? Ah! Keller, savez-vous que je vais à l’instant vous embrasser? Ha! ha! ha! Comment avez-vous fait tantôt pour vous trouver tout à coup devant lui? Venez donc dès que vous pourrez chez moi boire du champagne. Nous nous enivrerons de champagne! Savez-vous que j’en ai douze bouteilles dans la cave de Lébédev? Il me les a proposées avant-hier comme une «occasion» et je les lui ai toutes achetées; c’était le lendemain de mon arrivée. Je réunirai toute une société! Dites donc, est-ce que vous dormirez cette nuit?

– Comme d’habitude, prince.

– Eh bien, faites de beaux rêves! ha! ha!

Le prince traversa la route et disparut dans le parc, laissant Keller perplexe et quelque peu désappointé. Ce dernier n’avait pas encore vu le prince dans un état d’esprit aussi bizarre et ne se le serait même jamais figuré ainsi.

«Peut-être a-t-il la fièvre, car c’est un homme nerveux sur lequel tout cela a fait impression, mais il n’aura sûrement pas peur. Pardieu! les gens de sa sorte n’ont pas froid aux yeux! pensa Keller. Hum! du champagne! La nouvelle ne manque pas d’intérêt. Douze bouteilles; une douzaine, c’est déjà une garnison respectable. Je parie que Lébédev a reçu ce champagne d’un de ses emprunteurs à titre de gage. Hum. «Il est au fond assez gentil, ce prince; c’est, ma foi, le genre d’homme qui me plaît; en tout cas ce n’est pas le moment de barguigner… s’il y a du champagne, il faut saisir l’occasion…»

Il était exact en effet que le prince était dans un état voisin de la fièvre.

Il erra longtemps dans les ténèbres du parc et finit par se «surprendre» en train d’arpenter une certaine allée. Il gardait conscience d’avoir déjà parcouru trente ou quarante fois cette allée entre le banc et un vieil arbre, élevé et facile à reconnaître, qui se trouvait à cent pas plus loin. Quant à se rappeler à quoi il avait pensé au cours de cette déambulation d’au moins une heure dans le parc, cela lui aurait été impossible même s’il l’eût voulu. Il se découvrit d’ailleurs une idée qui le fit soudain éclater de rire; elle n’avait cependant rien de risible, mais tout lui inspirait de l’hilarité. Il lui vint à l’esprit que l’hypothèse d’un duel avait pu naître dans d’autres têtes que celle de Keller et que, partant, l’exposé qu’on lui avait fait sur la manière de charger un pistolet n’était peut-être pas l’effet du hasard… «Tiens! se dit-il soudain en s’arrêtant, comme frappé d’une autre idée, tout à l’heure, quand elle est descendue sur la terrasse et m’a trouvé dans le coin, elle a été stupéfaite de me voir là; elle a souri… elle m’a parlé du thé. Pourtant elle avait déjà ce billet en main. Elle savait donc à n’en pas douter que j’étais sur la terrasse. Alors de quoi était-elle surprise? Ha! ha! ha!»

Il tira le billet de sa poche et le baisa, mais aussitôt après s’arrêta et redevint songeur:

«C’est bien étrange! Oui, bien étrange!» proféra-t-il au bout d’une minute avec un accent de tristesse: dans les moments de joie intense, il se sentait toujours gagné par la tristesse sans savoir lui-même pourquoi. Il jeta autour de lui un regard intrigué et s’étonna d’être venu en cet endroit. Envahi par une grande lassitude il s’approcha du banc et s’y assit. Autour de lui régnait un profond silence. La musique avait cessé au vauxhall. Peut-être n’y avait-il plus personne dans le parc; il devait être plus d’onze heures et demie. La nuit était calme, tiède, claire; une nuit de Pétersbourg au début de juin; mais dans le parc touffu et ombragé, dans l’allée où il se trouvait, les ténèbres étaient presque complètes.

Si à ce moment quelqu’un lui avait dit qu’il était amoureux, passionnément amoureux, il aurait repoussé cette pensée avec stupeur et peut-être même avec indignation. Et si ce quelqu’un avait ajouté que le petit mot d’Aglaé était un billet d’amour, une invitation à un rendez-vous d’amour, il aurait rougi de confusion pour l’auteur d’une pareille supposition et l’aurait peut-être provoqué en duel. Il était en cela parfaitement sincère, n’ayant jamais eu un seul doute à cet égard et n’admettant pas la moindre équivoque quant à la possibilité d’être aimé de cette jeune fille, voire de l’aimer lui-même. Une semblable idée l’aurait rempli de honte: la possibilité d’aimer un «homme comme lui» lui serait apparue comme une chose monstrueuse. À ses yeux, ce qu’il pouvait y avoir de réel dans cette affaire se réduisait à une simple espièglerie de la jeune fille, espièglerie qu’il acceptait avec une souveraine indifférence, la trouvant trop dans l’ordre des choses pour s’en émouvoir. Sa préoccupation et ses soucis portaient sur un tout autre objet. Il avait accordé une entière confiance aux paroles du général lorsque, dans son émoi, celui-ci lui avait incidemment révélé qu’elle se moquait de tout le monde et de lui, le prince, en particulier. Il ne s’en était aucunement senti froissé; selon lui, il n’en pouvait aller autrement. L’essentiel se ramenait pour lui au fait que le lendemain, de bon matin, il la reverrait, s’assiérait à côté d’elle sur ce banc vert et la contemplerait en l’écoutant expliquer comment on charge un pistolet. Il ne lui en fallait pas davantage. Une ou deux fois il se demanda de quel sujet elle désirait l’entretenir et ce que pouvait être cette affaire importante qui le concernait directement. Il n’eut d’ailleurs à aucun moment le moindre doute sur la réalité de cette affaire «importante» pour laquelle on lui donnait rendez-vous; mais pour l’instant il n’y songeait presque pas et n’était pas même tenté d’y arrêter sa pensée.


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