M. Hilaire était fort attentif à ce qui se disait devant lui, bien que MM. Florent et Barkimel restassent persuadés qu’il ne devait pas comprendre plus qu’eux cette étonnante conversation.

– Mon vieux Jean-Jean, papa n’a pas l’air à la rigolade aujourd’hui. Il a déposé douze cacahuètes sur la table au frangin qui jaspinait aux Francs-Archers!

– Douze, c’est une de moins que treize? répliqua Polydore.

– Et quand on en reçoit treize, m’est avis qu’on peut numéroter ses os!

– T’as vu que l’braillard a pâli! j’parie que v’là un frangin qu’a voulu écouler du Cravely plus que ça ne faisait plaisir à papa!

– Possible, il n’est pas encore à la coule! Il vient de tirer cinq longes (cinq années) en «Centrousse». Et à ce qu’il paraît qu’il n’a rien eu de plus pressé que de rouquiller au faubourg pour retrouver son ancienne tôle de la rue Saint-Margot. C’est là que papa l’a trouvé.

– Oui, maintenant, il faudra qu’il marche dret (droit) pour le mignard (le commandant).

Tout à coup, ils se retournèrent, car il leur semblait qu’ils étaient suivis d’un peu trop près.

Ils lancèrent un tel coup d’œil à MM. Barkimel et Florent que ceux-ci n’eurent plus la force ni d’avancer ni de reculer.

– Eh bien! fit M. Hilaire, qu’est-ce qui ne va pas?

– Est-ce que nous n’allons point bientôt quitter ces quais? exprima en tremblant M. Barkimel.

– Je serais d’avis, dit M. Florent, que nous fassions un petit tour au bois de Boulogne avant déjeuner!

– Ma foi! fit tout à coup M. Hilaire, ça va! Et, en deux bonds, il avait atteint le marchepied de l’autobus qui venait de s’arrêter et où venaient de monter justement MM. Jean-Jean et Polydore.

Les deux bourgeois suivirent et ne furent pas peu épouvantés de se retrouver sur la plate-forme côte à côte avec les deux terribles mathurins qui, cette fois, s’étaient mis à les dévisager d’une façon farouche.

– C’est-y que t’as un faible pour les «casseroles»? demanda Jean-Jean à Polydore.

– Pas pu que té, mon vieux! non, pas pu que té, répondit Polydore. Et, j’vas même te raconter eune petite histoire qui te fera ben gondoler à c’t’occas…

– J’la connais! fit Polydore! C’est l’histoire du nommé Gésier qui n’avait qu’un œil et à qui on avait dit: filez-le, couchez-le, levez-le et ouvrez l’œil!

– Juste! Pauv’ Gésier! il m’a filé, il m’a couché, il m’a levé. (Il m’a suivi le jour et la nuit.) Mais il n’ouvrira plus jamais l’œil! Tu te rappelles ce coup de savate!

– Quoi? La rousse de tous les pays peut bien nous f… la paix! On fait pas de mal! On est ses s’héros! On a fait l’Subdamoun… l’gouvernement nous a félicités!

– Quéqu’t’en dit, Polydore? Si on leur secouait l’médaillon?

– Je descends, je descends! grelotta entre ses dents M. Barkimel.

– Nous descendons au prochain arrêt, fit M. Florent, qui n’en menait pas plus large.

– Alors, vous me lâchez, fit tout haut M. Hilaire. Je croyais qu’on allait faire un tour au bois?

– Je n’en ai plus envie, déclara M. Barkimel.

À l’arrêt suivant, M. Barkimel et M. Florent se jetèrent hors de la voiture. Ils furent rejoints par M. Hilaire qui riait de leur effroi.

– Eh bien, vous êtes rien capons, vous savez!

– Je me demande, s’écria M. Florent sitôt que l’autobus eut disparu avec fracas, je me demande quelle sorte de plaisir vous pouvez bien trouver à écouter un langage aussi effroyable?

– Écoutez, mes amis, dit M. Hilaire qui semblait «avoir son idée», je vous offre à déjeuner dans un petit restaurant situé en face de la gare des Batignolles et qui a une spécialité de tête de veau dont vous me direz des nouvelles!

– J’adore la tête de veau! acquiesça M. Florent. En route donc!

Vers les midi et demi, les trois amis firent leur entrée dans un restaurant au coin de deux rues animées.

La salle était déjà à peu près pleine.

– Messieurs, fit Hilaire, qui semblait chercher quelque chose ou quelqu’un… si vous le voulez bien, puisque cette salle est pleine, nous allons monter dans le cabinet du premier étage.

MM. Florent et Barkimel, qui étaient arrivés en haut de l’escalier, poussèrent une sourde exclamation et eurent un mouvement de recul.

À une table, en face d’eux, contre la fenêtre, les deux formidables mathurins achevaient de déjeuner!

Et déjà, M. Barkimel entraînait à reculons M. Florent dans le trou du petit escalier en tire-bouchon d’où émergeait à demi le long corps de M. Hilaire.

– Qu’avez-vous? dit d’une voix calme M. Hilaire. Et pourquoi tout ce tapage?

Jean-Jean et Polydore s’étaient levés après avoir jeté un billet sur la table; ils se regardaient maintenant en allumant leur cigare de six sous et ils avaient l’air, dans leur épais mutisme, de se concerter du coin de l’œil sur le genre d’opération qui allait les débarrasser pour toujours de ces trois gêneurs qui les poursuivaient depuis le matin.

Leur dessein était devenu si visible et le grognement qu’ils firent subitement entendre en s’avançant droit sur le trio parut si épouvantable à MM. Barkimel et Florent que ceux-ci se mirent à pousser des cris d’écorchés.

Ils se jetèrent dans l’escalier. M. Hilaire qui les reçut dans ses bras prit aussitôt la parole en ces termes:

– Messieurs, je vous assure que vous vous méprenez étrangement; le hasard nous a conduits sur vos pas! Ces messieurs sont bel et bien d’inoffensifs bourgeois.

«L’un est mon ami Florent, qui a tenu jadis une papeterie dans le district du Marais, l’autre est mon ami Barkimel, qui fut marchand de parapluies dans les mêmes parages. Je les connais depuis quinze ans. Ils sont incapables, comme vous le voyez, de faire du mal à une mouche! et il a suffi que vous les regardiez de travers pour qu’ils s’évanouissent dans mes bras!

– Et vous, qui jactez si bien, qui êtes-vous donc? demanda M. Jean-Jean d’une voix terrible.

– Je suis M. Hilaire, directeur et propriétaire de la Grande Épicerie moderne, fournisseur du commandant Jacques, pour vous servir!

Cette déclaration produisit immédiatement son petit effet.

– Vous connaissez le commandant Jacques? demanda Jean-Jean sur un ton tout adouci.

– Si je le connais! Nous avons fait nos premières études ensemble! Et j’ai été longtemps au service de Mme la marquise du Touchais!


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