– Pendu!

– Oui, pendu à l’espagnolette de sa fenêtre! Cravely est dans un état de rage indescriptible, paraît-il.

Frédéric n’en revenait pas.

– Tout de même, dit-il, la journée finit mieux pour nous qu’elle n’a commencé.

Mais ils ne continuèrent pas sur ce ton. Comme ils s’étaient retournés du côté de la marquise, ils s’aperçurent avec effroi qu’elle semblait étouffer. Ils se précipitèrent. Marie-Thérèse lui fit respirer des sels; et Cécily revint à elle presque aussitôt. Elle s’excusa de l’alarme qu’elle avait causée, embrassa son fils en lui recommandant plus que jamais de la prudence et manifesta le désir d’aller se reposer. Elle s’éloigna au bras de Jacqueline qui était accourue.

– Pauvre maman! fit le commandant Jacques… elle doit être à bout de forces car ce n’est point le courage qui lui manque. Soignez-la bien, ma petite Lydie, aimez-la bien, ne la quittez pas pendant ces journées décisives où je n’aurai peut-être point le temps de venir ici, ne serait-ce que pour vous embrasser!

– Comptez sur moi, Jacques! s’écria la jeune fille en refoulant le sanglot qui déjà gonflait sa gorge… comptez sur moi… et triomphez!

Elle se laissa aller sur sa poitrine. Il lui donna un dernier baiser, cette fois en ne pensant qu’à elle, car il savait que s’il ne réussissait point, il ne la reverrait sans doute jamais et il partit entraînant rapidement Frédéric.

Ils avaient à peine franchi la porte de la rue que deux ombres, se détachant du mur, les suivaient. Mais ces deux ombres-là furent elles-mêmes suivies de deux autres ombres qui se confiaient leurs impressions à voix basse:

– C’est maintenant nous qui surveillons la rousse, disait Jean-Jean à Polydore… Que les temps sont changés!

Cécily était arrivée, épuisée, dans sa chambre et repoussait les soins de Jacqueline:

– Il s’agit bien de me soigner, dit-elle, quand on assassine tout le monde autour de mon fils!

– Que voulez-vous dire, madame la marquise? Je vous ai rarement vue dans cet état!

– Je vais tout te dire. Tu pourras me donner un bon conseil, et peut-être m’aider, car je veux tirer cette affaire au clair et il m’est impossible de rester plus longtemps sous le coup d’une aussi atroce imagination!

Te rappelles-tu Jacqueline ce soir où nous sommes allées avec Marie-Thérèse au concert classique de la Comédie de l’Élysée?

– Si je me le rappelle! fit Jacqueline, c’est le soir où madame la marquise, incommodée par la chaleur, car le théâtre était encore chauffé, comme en plein hiver, avait manifesté le désir de sortir un instant.

– Marie-Thérèse resta à sa place et nous sommes sorties toutes les deux. Tu te souviens de ce qui nous est alors arrivé, ma bonne Jacqueline?

– Mon Dieu! Madame la marquise, nous avons fait un petit tour sous les arbres et puis nous sommes rentrées.

– Tu ne te rappelles pas que nous étions alors au plus chaud des élections et qu’avant de rentrer nous avons dû nous arrêter pour laisser passer une bande de camelots qui criaient un journal du soir dans lequel Jacques était couvert d’injures.

– Ma foi non… et je ne vois pas où madame veut en venir…

– Tu ne te rappelles pas qu’au moment de pénétrer à nouveau dans le théâtre… j’ai donné une petite pièce d’argent à un pauvre vieux marchand de cacahuètes qui, depuis quelques instants, rôdait autour de nous?

– Ah! oui, madame, je me rappelle le pauvre vieux. Depuis quelques minutes, il m’intriguait. Il avait l’air si malheureux, si cassé par les ans, et si timide avec cela; et cependant il ne nous quittait pas des yeux. Il attendait certainement qu’on lui fît la charité.

– Il vous a parlé du commandant Jacques! Oh! je me rappelle très bien…

– Oui, c’est cela! Donc, ce pauvre bonhomme n’ignorait pas qui nous étions. Il me dit textuellement:

«- Dieu vous le rendra, ma bonne dame! Et puis, vous savez, ne craignez rien pour votre fils, le gouvernement a beau faire, il sera élu! C’est moi qui vous le dis, son concurrent n’existe plus!» Te rappelles-tu qu’il a dit: «Son concurrent n’existe plus»?

– C’est bien possible.

– Oh! moi, j’ai encore la phrase dans l’oreille… et elle m’est revenue, cette phrase, le lendemain quand les journaux du matin nous apprirent que, la veille au soir, le concurrent de Jacques avait été victime d’un accident d’auto en pleine montagne, accident dont il devait mourir quelques jours plus tard.

– Ce brave, repartit Jacqueline, avait appris qui vous étiez, madame, par les propos échangés entre les groupes qui sortaient du théâtre ou qui y étaient entrés en même temps que nous. On a publié la photographie de la mère du commandant Jacques un peu partout!

– C’est qu’il ne m’a pas dit: «Le concurrent de votre fils n’existe pas!» il m’a dit: «n’existe plus!»

– Alors, vous croyez qu’il était déjà au courant de l’accident! C’est possible…

– J’en doute, l’accident est arrivé à peu près à la même heure…

– Des camelots passaient qui devaient le savoir, un coup de téléphone est vite donné à un journal. C’était une nouvelle de premier ordre, le bruit s’en était répandu tout de suite au dehors.! Il vous en a fait part, ce brave homme se réjouissait d’un malheur qui faisait le bonheur de pas mal de gens…

– Ne parle pas ainsi, Jacqueline… Ta pensée, n’est pas chrétienne… Maintenant je vais te dire une chose que tu ne sais pas: j’ai revu le marchand de cacahuètes… aux Champs-Élysées… J’y suis retournée exprès pour le voir! Dès le lendemain… Après la nouvelle de l’accident! Ce que m’avait dit cet homme m’intriguait… Enfin, j’avais comme un besoin de savoir… Sa lamentable silhouette me hantait…

«Le lendemain, donc, à la tombée du jour, j’ordonnai au chauffeur de s’arrêter quelques minutes au coin de l’avenue. Je considérais depuis un moment les passants, quand, se détachant soudain de l’ombre, le bonhomme m’apparut.

«Il s’approcha de la portière plus courbé que jamais, et, en passant, me jeta d’une voix épuisée:

«- Eh! bien, madame la marquise, qu’est-ce que je vous disais, hier?

«Je lui fis signe d’approcher encore: il m’obéit en tremblant comme une feuille.

«- Vous connaissiez donc l’accident? lui demandai-je.

«D’abord, il ne me répondit pas. Je ne pouvais voir son visage tout emmitouflé d’un cache-nez. Tout à coup, il se redressa un peu; il avait une paire de lunettes noires à travers lesquelles, Jacqueline, je sentis, je te jure, je sentis son regard qui me brûlait. J’eus peur, j’ordonnai au chauffeur de continuer sa route. Alors, l’homme s’accrocha à la portière. “En cas de danger, menaçant le commandant Jacques, vous n’aurez qu’à revenir ici en auto, comme ce soir. Restez cinq minutes et repartez sans descendre!” Là-dessus, il disparut.


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