Sous la Restauration la nation s’était habituée à la discussion dans le calme, ce qui avait manqué à la République, et à la grandeur dans la paix, ce qui avait manqué à l’Empire. La France libre et forte avait été un spectacle encourageant pour les autres peuples de l’Europe. La révolution avait eu la parole sous Robespierre; le canon avait eu la parole sous Bonaparte; c’est sous Louis XVIII et Charles X que vint le tour de parole de l’intelligence. Le vent cessa, le flambeau se ralluma. On vit frissonner sur les cimes sereines la pure lumière des esprits. Spectacle magnifique, utile et charmant. On vit travailler pendant quinze ans, en pleine paix, en pleine place publique, ces grands principes, si vieux pour le penseur, si nouveaux pour l’homme d’État: l’égalité devant la loi, la liberté de la conscience, la liberté de la parole, la liberté de la presse, l’accessibilité de toutes les aptitudes à toutes les fonctions. Cela alla ainsi jusqu’en 1830. Les Bourbons furent un instrument de civilisation qui cassa dans les mains de la providence.
La chute des Bourbons fut pleine de grandeur, non de leur côté, mais du côté de la nation. Eux quittèrent le trône avec gravité, mais sans autorité; leur descente dans la nuit ne fut pas une de ces disparitions solennelles qui laissent une sombre émotion à l’histoire; ce ne fut ni le calme spectral de Charles I, ni le cri d’aigle de Napoléon. Ils s’en allèrent, voilà tout. Ils déposèrent la couronne et ne gardèrent pas d’auréole. Ils furent dignes, mais ils ne furent pas augustes. Ils manquèrent dans une certaine mesure à la majesté de leur malheur. Charles X, pendant le voyage de Cherbourg, faisant couper une table ronde en table carrée, parut plus soucieux de l’étiquette en péril que de la monarchie croulante. Cette diminution attrista les hommes dévoués qui aimaient leurs personnes et les hommes sérieux qui honoraient leur race. Le peuple, lui, fut admirable. La nation, attaquée un matin à main armée par une sorte d’insurrection royale, se sentit tant de force qu’elle n’eut pas de colère. Elle se défendit, se contint, remit les choses à leur place, le gouvernement dans la loi, les Bourbons dans l’exil, hélas! et s’arrêta. Elle prit le vieux roi Charles X sous ce dais qui avait abrité Louis XIV, et le posa à terre doucement. Elle ne toucha aux personnes royales qu’avec tristesse et précaution. Ce ne fut pas un homme, ce ne furent pas quelques hommes, ce fut la France, la France entière, la France victorieuse et enivrée de sa victoire, qui sembla se rappeler et qui pratiqua aux yeux du monde entier ces graves paroles de Guillaume du Vair après la journée des barricades: «Il est aysé à ceux qui ont accoutumé d’effleurer les faveurs des grands et saulter, comme un oiseau de branche en branche, d’une fortune affligée à une florissante, de se montrer hardis contre leur prince en son adversité; mais pour moi la fortune de mes roys me sera toujours vénérable, et principalement des affligés [4].»
Les Bourbons emportèrent le respect, mais non le regret. Comme nous venons de le dire, leur malheur fut plus grand qu’eux. Ils s’effacèrent à l’horizon.
La Révolution de Juillet eut tout de suite des amis et des ennemis dans le monde entier. Les uns se précipitèrent vers elle avec enthousiasme et joie, les autres s’en détournèrent, chacun selon sa nature. Les princes de l’Europe, au premier moment, hiboux de cette aube, fermèrent les yeux, blessés et stupéfaits, et ne les rouvrirent que pour menacer. Effroi qui se comprend, colère qui s’excuse. Cette étrange révolution avait à peine été un choc; elle n’avait pas même fait à la royauté vaincue l’honneur de la traiter en ennemie et de verser son sang. Aux yeux des gouvernements despotiques toujours intéressés à ce que la liberté se calomnie elle-même, la Révolution de Juillet avait le tort d’être formidable et de rester douce. Rien du reste ne fut tenté ni machiné contre elle. Les plus mécontents, les plus irrités, les plus frémissants, la saluaient; quels que soient nos égoïsmes et nos rancunes, un respect mystérieux sort des événements dans lesquels on sent la collaboration de quelqu’un qui travaille plus haut que l’homme.
La Révolution de Juillet est le triomphe du droit terrassant le fait. Chose pleine de splendeur.
Le droit terrassant le fait. De là l’éclat de la révolution de 1830, de là sa mansuétude aussi. Le droit qui triomphe n’a nul besoin d’être violent.
Le droit, c’est le juste et le vrai.
Le propre du droit, c’est de rester éternellement beau et pur. Le fait, même le plus nécessaire en apparence, même le mieux accepté des contemporains, s’il n’existe que comme fait et s’il ne contient que trop peu de droit ou point du tout de droit, est destiné infailliblement à devenir, avec la durée du temps, difforme, immonde, peut-être même monstrueux. Si l’on veut constater d’un coup à quel degré de laideur le fait peut arriver, vu à la distance des siècles, qu’on regarde Machiavel. Machiavel, ce n’est point un mauvais génie, ni un démon, ni un écrivain lâche et misérable; ce n’est rien que le fait. Et ce n’est pas seulement le fait italien, c’est le fait européen, le fait du seizième siècle. Il semble hideux, et il l’est, en présence de l’idée morale du dix-neuvième.
Cette lutte du droit et du fait dure depuis l’origine des sociétés. Terminer le duel, amalgamer l’idée pure avec la réalité humaine, faire pénétrer pacifiquement le droit dans le fait et le fait dans le droit, voilà le travail des sages.
Chapitre II Mal cousu
Mais autre est le travail des sages, autre est le travail des habiles.
La révolution de 1830 s’était vite arrêtée.
Sitôt qu’une révolution a fait côte, les habiles dépècent l’échouement.
Les habiles, dans notre siècle, se sont décerné à eux-mêmes la qualification d’hommes d’État; si bien que ce mot, homme d’État, a fini par être un peu un mot d’argot. Qu’on ne l’oublie pas en effet, là où il n’y a qu’habileté, il y a nécessairement petitesse. Dire: les habiles, cela revient à dire: les médiocres.
De même que dire: les hommes d’État, cela équivaut quelquefois à dire: les traîtres.
À en croire les habiles donc, les révolutions comme la Révolution de Juillet sont des artères coupées; il faut une prompte ligature. Le droit, trop grandement proclamé, ébranle. Aussi, une fois le droit affirmé, il faut raffermir l’État. La liberté assurée, il faut songer au pouvoir.
Ici les sages ne se séparent pas encore des habiles, mais ils commencent à se défier. Le pouvoir, soit. Mais, premièrement, qu’est-ce que le pouvoir? deuxièmement, d’où vient-il?
Les habiles semblent ne pas entendre l’objection murmurée, et ils continuent leur manœuvre.
Selon ces politiques, ingénieux à mettre aux fictions profitables un masque de nécessité, le premier besoin d’un peuple après une révolution, quand ce peuple fait partie d’un continent monarchique, c’est de se procurer une dynastie. De cette façon, disent-ils, il peut avoir la paix après sa révolution, c’est-à-dire le temps de panser ses plaies et de réparer sa maison. La dynastie cache l’échafaudage et couvre l’ambulance.
Or, il n’est pas toujours facile de se procurer une dynastie.