Françoise attendit minuit. Quand le plus profond silence se fut installé dans le manoir, elle se mit au travail.

– Nous allons voir à quel point la littérature a un pouvoir subtil, libérateur et salvateur, ricana-t-elle.

Les meubles de la chambre cramoisie étaient massifs et lourds: l'infirmière ne put déplacer que la table où elle mangeait; elle la plaça le long du mur.

Comme dans toutes les pièces de cette maison, il n'y avait qu'une fenêtre, située à une hauteur inaccessible. Françoise jucha une chaise au-dessus de la table: c'était encore beaucoup trop bas pour atteindre la lucarne. Alors, ainsi qu'elle l'avait prévu, elle utilisa les livres.

Elle commença par les plus larges et épais pour obtenir une assise stable sur la chaise: les œuvres complètes de Victor Hugo furent un matériau de premier choix. Elle continua par des compilations de poésies baroques, rendant grâce à Agrippa d'Aubigné. Après Clélie de la Scudéry vint Maupassant, sans que la maçonne se rendît compte de l'énormité d'un tel rapprochement. L'escalier anachronique comporta ensuite saint François de Sales, Taine, Villon, Madame de Staël et Madame de La Fayette (elle pensait avec plaisir au bonheur de ces deux dames à particule à se voir ainsi réunies, les Lettres de la religieuse portugaise, Honoré d'Urfé, Flaubert, Cervantes, le Genji monogatari, Nerval, les contes élisabéthains de lady Amelia Northumb, les Provinciales de Pascal, Swift et Baudelaire – tout ce qu'une jeune fille du début de ce siècle, cultivée, sensible et impressionnable, se devait d'entrouvrir.

Il lui manquait juste un ou deux volumes pour parvenir à la fenêtre. Elle se rappela avoir laissé La Chartreuse de Parme et Car-milla dans le tiroir de la commode. La tour livresque atteignit alors la hauteur requise.

«Et maintenant, si la pile s'écroule, c'est qu'il n'y a rien à espérer de la littérature», se dit-elle.

L'escalade fut périlleuse: sans ses longues jambes et sa stabilité naturelle, elle n'aurait eu aucune chance – pour affronter le monde des livres, rien de tel que d'avoir le pied sûr.

Quand l'alpiniste fut au sommet, elle posa une fesse sur l'appui de la fenêtre et soupira. Elle retira un soulier et cassa la vitre avec le talon de la chaussure qu'elle tenait comme un marteau. Elle enleva les bris de verre et sortit ses mollets.

Le sol était loin. «Tant pis: c'est ça ou crever», pensa-t-elle. Elle pria saint Edmond Dantès, patron des évasions par chute dans le vide, et sauta. Sa légèreté, sa souplesse et l'intelligence de ses pieds la sauvèrent: elle tomba sans l'ombre d'un heurt, comme si elle avait fait cela toute sa vie.

Ivre de sa liberté retrouvée, elle respira l'air vif à pleins poumons puis élabora un plan de campagne.

Elle se posta sous la fenêtre de Hazel et réfléchit; l'escalade du mur ne lui paraissait pas impossible mais la chambre de Loncours n'était pas loin: elle ne pourrait casser la vitre sans qu'il l'entendît.

Non, il faudrait se résoudre à emprunter l'escalier intérieur dont les marches criaient. «Mieux vaut que je ne pense plus, sinon je n'aurai pas le courage de commettre un acte aussi insensé», résolut-elle.

Elle pénétra par la porte d'entrée qui n'avait aucune raison d'être fermée à clef. Ses souliers à la main, elle commença l'ascension en retenant sa respiration: chacun de ses pas faisait grincer l'escalier. Terrifiée, elle s'arrêta puis réfléchit:

«Cette lenteur me handicape, elle m'alourdit: si je veux peser le moins possible, il faut que je coure sur la pointe des pieds en montant les marches quatre à quatre.»

Elle retint son souffle, prit son élan et, en quelques bonds capricants, parvint au premier étage avec une remarquable économie de décibels. Elle eut l'excellente idée de ne pas s'arrêter et de continuer sur coussin d'air jusqu'à la chambre de la pupille.

Elle referma la porte derrière elle, respira enfin et attendit que son cœur battît à une vitesse plus normale en regardant la jeune fille qui dormait. L'horloge indiquait une heure du matin. «Il ne m'aura fallu que soixante minutes pour mettre mon plan à exécution. Combien de temps me faudra-t-il, maintenant, pour détruire la prison qui n'existe que dans sa tête?»

Elle plaça sa main sur la bouche de Hazel afin d'étouffer son cri. La jeune fille ouvrit des yeux terrorisés; l'infirmière se posa un doigt sur les lèvres pour suggérer le chuchotement.

– Je voulais être la première à vous souhaiter un heureux anniversaire, sourit-elle.

– A une heure du matin? murmura la pupille, éberluée. Comment êtes-vous venue?

– Je ne suis pas retournée à Nœud.

Elle lui raconta son incarcération dans la chambre cramoisie, à l'autre bout du manoir.

– Je ne comprends pas. Pourquoi vous a-t-il enfermée?

– C'est une longue histoire. Pensez-vous que votre tuteur soit en train de dormir?

– Mieux que jamais. Il a pris un somnifère afin d'être en pleine forme pour ma nuit d'anniversaire.

– Cela tombe à merveille.

Elle lui raconta l'histoire d'Adèle Langlais. Hazel ne parvint pas à articuler un son. Françoise la secoua:

– Vous n'avez toujours pas compris? Votre histoire est la même! Exactement la même!

– Cette fille s'est suicidée? balbutia la pupille, hébétée.

– Oui, et c'est ce que vous finirez par faire aussi, si vous vous obstinez à refuser la vérité.

– Quelle vérité?

– Comment, quelle vérité? Que votre laideur est comparable à celle de feu Adèle – feu Adèle, cela lui va bien: cet incendie qui ne l'avait jamais défigurée mais qui continuait à la consumer de l'intérieur, jusqu'à ce qu'elle se jette à l'eau pour l'éteindre.

– Moi, dans mes rêves, j'entends des bombes qui tombent sur la route…

– Oui, sur la route, mais pas sur vous. Elles vous ont épargnée.

– Mes parents sont morts!

– Ils n'ont pas eu votre chance. Oui, votre chance: en vous regardant, personne ne pourrait imaginer que vous avez été prise sous un bombardement aérien.

– En me regardant, on croit que je suis handicapée de naissance. Quelle consolation!

– Non, sotte! Je viens de vous dire que vous vivez la même histoire qu'Adèle Langlais! Seriez-vous idiote?

– Je n'ai jamais vu cette fille.

– Moi, j'ai vu une photographie d'elle: si belle qu'on en a le cœur poignardé. Je n'ai connu qu'une seule personne dont la beauté m'ait fait plus d'effet: vous.

La jeune fille resta prostrée quelques instants puis elle commença à grimacer et à trépigner:

– Je vous hais, Françoise! Partez, je ne veux plus jamais vous voir.

– Pourquoi? Parce que je vous dis la vérité?

– Parce que vous mentez! Peut-être parvenez-vous à vous illusionner au point de croire que vous mentez par bonté, pour égayer une pauvre infirme. Ne voyez-vous pas combien vous êtes cruelle? Avez-vous une idée des efforts que j'ai consacrés, ces cinq dernières années, à accepter l'inacceptable? Et vous qui venez me tenter, car bien sûr je suis tentée de vous croire, puisque, comme tout être humain, je conserve au fond de mon cœur cette indéracinable capacité d'espoir…

– Il n'y a pas lieu d'espérer, il y a lieu d'ouvrir les yeux!

– Je les ai ouverts, il y a cinq ans, devant ce funeste miroir. Cela m'a suffi!

– Parlons-en, de ce miroir! Le Capitaine l'a acheté il y a trente ans, chez un miroitier de Pointe-à-Pitre; cet objet, destiné à faire des blagues à des amis, votre tuteur s'en est servi pour convaincre Adèle de sa métamorphose. Et il a renouvelé l'expérience sur vous, avec le même succès.

– Je ne crois pas un mot de vos élucubrations. Vous dites cela pour discréditer mon bienfaiteur.

– Heureux bienfaiteur qui, par un stratagème habile, a eu pour maîtresses les deux plus belles filles du monde! Et dites-moi donc quel serait mon intérêt de prendre tant de risques pour venir vous noircir la réputation de ce saint homme?


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