– Il n'est pas dans ma nature d'en poser.

– Je le crois, car votre figure reflète une profonde sagesse. Si je vous surprenais à poser une question autre que strictement utilitaire, vous pourriez ne jamais revoir Nœud. Comprenez-vous?

– Oui.

– Vous n'êtes pas émotive. C'est bien. Ce n'est pas le cas de la personne que vous allez soigner. Il s'agit de ma pupille, Hazel, une jeune fille que j'ai recueillie il y a cinq ans, suite à un bombardement qui avait tué les siens et qui l'avait très gravement blessée. Aujourd'hui, si elle a recouvré l'essentiel de sa santé physique, sa santé mentale est si précaire qu'elle ne cesse de souffrir de malaises psychosomatiques. En fin de matinée, je l'ai retrouvée en pleines convulsions. Elle avait vomi, elle frissonnait.

– Question pratique: avait-elle mangé un aliment particulier?

– La même chose que moi qui me porte comme un charme. Du poisson frais, du potage… Il faut préciser qu'elle mange à peine. La voir vomir alors qu'elle est si frêle m'inquiète beaucoup. A près de vingt-trois ans, sa physiologie demeure celle d'une adolescente. Surtout ne lui parlez pas du bombardement, ni de la mort de ses parents, ni de quoi que ce soit qui puisse réveiller en elle ces souvenirs épouvantables. Ses nerfs sont d'une fragilité dont vous n'avez pas idée.

– Bien.

– Encore ceci: il faut absolument éviter de commenter son aspect, si spectaculaire soit-il. Elle ne le supporte pas.

Françoise gravit avec le vieil homme un escalier dont les marches poussaient à chaque pas un cri supplicié. Au bout d'un couloir, ils entrèrent dans une chambre silencieuse. Le lit vide était défait.

– Je vous présente Hazel, dit le maître des lieux.

– Où est-elle? demanda la jeune femme.

– Devant vous, dans le lit. Elle se cache sous les draps, comme d'habitude.

La nouvelle venue pensa que la malade devait en effet être filiforme, car sa présence sous la couette était insoupçonnable. Il y avait quelque chose d'étrange à voir ce vieillard adresser la parole à un lit qui semblait inoccupé.

– Hazel, je te présente mademoiselle Chavaigne, qui est la meilleure infirmière de l'hôpital de Nœud. Sois aimable avec elle.

Les draps ne manifestèrent aucune réaction.

– Bon. J'ai l'impression qu'elle nous joue l'effarouchée. Mademoiselle, je vais vous laisser seule avec ma pupille pour que vous puissiez faire sa connaissance. N'ayez crainte, elle est inoffensive. Vous me rejoindrez au fumoir quand vous aurez fini.

Le Capitaine quitta la pièce. On entendit l'escalier grincer sous ses pieds. Quand le silence fut rétabli, Françoise s'approcha du lit et tendit la main pour soulever l'édredon. Elle s'arrêta au dernier instant.

– Pardonnez-moi. Puis-je vous demander de sortir des draps? dit-elle d'une voix neutre, préférant traiter celle qu'on lui disait malade comme une personne normale.

Il n'y eut pas de réponse, à peine un frémissement sous la couette, mais quelques secondes plus tard une tête émergea.

Au fumoir, le vieil homme buvait du calvados qui lui brûlait la gorge. «Pourquoi est-il impossible de faire du bien à quelqu'un sans lui faire de mal? Pourquoi est-il impossible d'aimer quelqu'un sans le détruire? Pourvu que l'infirmière ne comprenne pas… J'espère que je ne devrai pas éliminer cette Mlle Chavaigne. Elle m'a l'air très bien.»

Quand Françoise découvrit le visage de la jeune fille, elle ressentit un choc d'une violence extrême. Fidèle aux instructions qu'elle avait reçues, elle n'en laissa rien paraître.

– Bonjour. Je m'appelle Françoise.

La figure sortie des draps la dévorait des yeux avec une curiosité effrayante.

L'infirmière eut du mal à conserver son air indifférent. Elle posa sa main froide sur le front de la malade: il était brûlant.

– Comment vous sentez-vous? demanda-t-elle.

Une voix fraîche comme une source lui répondit:

– J'éprouve une joie dont vous n'avez pas idée. Il est si rare que je rencontre quelqu'un. Ici, je vois toujours les mêmes têtes. Et encore, c'est à peine si je les vois.

La jeune femme ne s'attendait pas à ce genre de propos. Décontenancée, elle reprit:

– Non, je veux dire, comment vous sentez-vous physiquement? Je suis venue vous soigner. Vous avez de la fièvre, semble-t-il.

– Je crois, oui. J'aime ça. Ce matin, je me sentais mal, très mal: j'avais des vertiges, je grelottais, je vomissais. En ce moment, je n'ai que les bons côtés de la fièvre: des visions qui me libèrent.

Françoise faillit demander: «Qui vous libèrent de quoi?» Elle se rappela qu'elle était tenue aux questions utilitaires: peut-être la surveillait-on au travers d'une cloison. Elle prit son thermomètre et le mit dans la bouche de la patiente.

– Il faut attendre cinq minutes.

Elle s'assit sur une chaise. Les cinq minutes lui parurent interminables. La jeune fille ne la quittait pas des yeux; on lisait dans son regard une soif inextinguible. L'infirmière faisait semblant de contempler les meubles pour cacher son malaise. Par terre, il y avait une peau de morse: «Quelle drôle d'idée, pensa-t-elle. Ça ressemble plus à du caoutchouc qu'à un tapis.»

Au terme des trois cents secondes, elle reprit le thermomètre. Elle allait ouvrir la bouche pour dire: «38. Ce n'est pas grave. Une aspirine et ça passera» quand une intuition incompréhensible l'en empêcha.

– 39,5. C'est sérieux, mentit-elle.

– Formidable! Vous croyez que je vais mourir?

Françoise répondit avec fermeté:

– Non, voyons. Et il ne faut pas vouloir mourir.

– Si je suis gravement malade, vous allez devoir revenir? interrogea Hazel d'une voix pleine d'espoir.

– Peut-être.

– Ce serait merveilleux. Il y a si longtemps que je n'ai pas parlé à quelqu'un de jeune.

L'infirmière alla retrouver le vieillard dans le fumoir.

– Monsieur, votre pupille est malade. Elle a beaucoup de température et son état général est inquiétant. Elle risque une pleurésie si elle n'est pas soignée.

Le visage du Capitaine se décomposa.

– Guérissez-la, je vous en supplie.

– Il vaudrait mieux l'hospitaliser.

– Il ne faut pas y songer. Hazel doit rester ici.

– Cette jeune fille a besoin d'être surveillée de très près.

– Ne suffirait-il pas que vous veniez chaque jour à Mortes-Frontières?

Elle eut l'air de réfléchir.

– Je pourrais venir tous les après-midi.

– Merci. Vous ne le regretterez pas. On vous l'a sans doute dit: je paierai des gages exorbitants. Il ne faudra cependant pas oublier la consigne.

– Je sais: pas de questions, sauf si elles sont utilitaires.

Elle tourna les talons et remonta chez la pupille.

– C'est arrangé. Je viendrai ici chaque après-midi pour m'occuper de vous.

Hazel attrapa son oreiller et le martela de coups de poing avec un rugissement de joie.

De retour à Nœud, la jeune femme se rendit chez la supérieure.

– Le Capitaine frise la pleurésie. Malgré mes injonctions, il refuse d'être hospitalisé.

– Classique. Les vieux détestent les hôpitaux. Ils ont trop peur de ne plus jamais en sortir.

– Il me supplie de venir le soigner tous les après-midi sur son île. Je demande la permission de m'absenter chaque jour, de deux heures à six heures du soir.

– Vous êtes libre, Françoise. J'espère que ce monsieur guérira vite: j'ai bien besoin de vous, ici.

– Puis-je vous poser une question? En quels termes vous a-t-il formulé sa demande de soins?

– Je ne me souviens pas exactement, si ce n'est qu'il a insisté sur deux points: il exigeait que ce soit une infirmière et non un infirmier – et que l'infirmière en question ne porte pas de lunettes.

– Pourquoi?

– Faut-il vous l'expliquer? Les messieurs préfèrent toujours être soignés par des dames. Et ils ont encore tendance à croire que les lunettes enlaidissent. J'imagine que notre Capitaine était ravi, quand il a vu votre beauté – et que c'est l'une des raisons pour lesquelles il vous a suppliée de revenir chaque jour.


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