– Arrêtez, je ne veux plus entendre ces niaiseries.

– Moi, je ne demande qu'à en entendre davantage, intervint Loncours avec un sourire ému.

– Regardez-le, il boit du petit-lait! s'insurgea Françoise. C'est le comble: il la séquestre depuis des années et elle le remercie!

– Si vous me permettez de donner mon avis… continua-t-il.

– Taisez-vous ou je tire!

– Non, laissez-le parler, dit la jeune fille.

– Merci, mon enfant, reprit-il. Donc, si je puis donner mon avis, vous avez toutes les deux raison et tort. Hazel a tort: quand je l'ai rencontrée il y a cinq ans, elle était déjà bien assez belle pour tourner la tête au monde entier. Ce n'est pas pour rien que j'ai eu le coup de foudre et que je l'ai enlevée. Hazel a aussi raison: sa beauté est encore plus éclatante aujourd'hui qu'il y a cinq ans. Françoise a raison: la fin de l'adolescence y est pour beaucoup. Et Françoise a tort: mon amour a contribué à exalter sa splendeur.

– Alors Hazel n'a pas dû vous aimer assez, car vous êtes laid et décati.

– On ne peut pas tout avoir. Je trouve déjà extraordinaire qu'elle ait éprouvé de la tendresse pour moi.

– C'était plus que de la tendresse.

– Hazel, taisez-vous ou je vous gifle!

– Pourquoi vous mettez-vous dans un état pareil, Françoise?

– Pourquoi? A votre avis? J'arrive dans une maison inconnue, je rencontre une jeune fille séquestrée, elle se plaint à moi des sévices que lui inflige son vieillard de geôlier, elle est sans défense, elle me regarde avec de grands yeux suppliants en me disant que je suis sa seule amie, et moi, naïve provinciale, je suis bouleversée, je mets mon existence en jeu pour venir en aide à cette pauvre victime, j'achète tant de thermomètres que je passe pour une empoisonneuse, je suis emprisonnée à mon tour, je m'évade au péril de ma vie, au lieu de m'enfuir à la nage je viens me remettre dans la gueule du loup pour la sauver, je lui dévoile enfin l'odieux mensonge dans lequel son tuteur la fait vivre – et le résultat de mes efforts, c'est que la jeune dinde dit au vieux salaud, de sa voix la plus douce: «J'éprouve plus que de la tendresse pour vous!» Vous vous fichez de moi?

– Calmez-vous, comprenez-moi…

– Je comprends que je suis une trouble-fête! Au fond, je vous dérange! A-t-on jamais vu deux tourtereaux aussi bien assortis? Vous étiez enchantée de jouer à la victime, il était enchanté, à son âge, d'avoir encore le rôle du bourreau! Et moi, puis-je savoir à quoi j'étais censée servir, dans votre comédie? Ah oui, il manquait l'ingrédient essentiel à votre jouissance perverse: un spectateur. Un innocent spectateur dont l'indignation décuplerait votre désir et votre volupté. Pour occuper cette place, rien de tel qu'une petite infirmière bégueule, jamais sortie de sa bourgade natale. Pas de chance: vous êtes tombés sur une fille qui a mauvais caractère. Qu'est-ce qui m'empêche de vous tuer tous les deux?

– Elle est cinglée, dit Loncours.

– Attention, vous! J'ai le doigt sur la détente!

– Ne le tuez pas, Françoise, vous n'avez rien compris!

– Vous allez encore me dire que je suis trop sotte pour saisir la subtilité de ce qui se passe ici?

– Ma si chère amie, ma sœur…

– Non, plus de ça avec moi! Je ne marche plus!

La jeune fille tomba à genoux et se mit à parler en tremblant:

– Françoise, trouvez-moi sotte et tuez-moi si vous le voulez, mais je vous en supplie, ne croyez plus que j'ai cherché à vous manipuler ou à me moquer de vous. Vous êtes l'être que j'aime le plus au monde.

– Non, c'est lui, l'être que vous aimez le plus!

– Comment pouvez-vous comparer des sentiments aussi différents? Il est mon père, vous êtes ma sœur.

– Drôle de père!

– Oui, drôle de père. Je suis la première à juger qu'il s'est mal conduit envers moi. Ses torts sont innombrables et impardonnables. Et cependant, il y a une chose dont je ne puis douter: c'est qu'il m'aime.

– La belle affaire!

– Oui, belle affaire que d'aimer aussi fort! Dans cette maison, je me suis sentie tellement aimée.

– Belle comme vous l'êtes, n'importe quel homme vous aurait follement aimée.

– Ce n'est pas vrai. Très rares sont les hommes capables d'un si grand amour.

– Qu'en savez-vous? Vous n'aviez aucune expérience avant d'arriver ici.

– Je n'ai aucun doute à ce sujet. Pas besoin d'être grand clerc ni d'avoir beaucoup vécu pour remarquer que l'amour n'est pas la spécialité des humains.

– Dites plutôt que vous avez besoin de vous convaincre. C'est pour vous le seul moyen de tolérer l'idée de ces cinq horribles années.

– J'ai eu de beaux moments ici. Je ne regrette rien: ni d'avoir rencontré le Capitaine ni d'avoir été sauvée par vous. Vous êtes arrivée au bon moment. Les cinq années à Mortes-Frontières m'ont apporté des trésors qui auraient fini par tourner à l'aigre, si vous n'étiez pas venue jouer ce rôle providentiel.

– Je ne vous comprends pas. Si j'avais subi ce que vous avez enduré, je tuerais Loncours.

– Il faut accepter de ne pas comprendre certaines choses chez ses amis, je vous l'ai déjà dit. Moi non plus je ne vous comprends pas toujours. Je ne vous en aime pas moins. Et toute ma vie je vous serai reconnaissante de m'avoir ouvert les yeux sur l'inanité de ma prison. Si j'étais restée dans ce dégoût de moi, j'aurais peut-être fini comme Adèle.

– Enfin des paroles sensées! Vous voyez bien que vous avez de bonnes raisons de haïr ce vieux salaud.

– Sans aucun doute.

Le beau visage de la jeune fille prit une expression étrange. Elle se releva, contourna l'infirmière et vint auprès du Capitaine qu'elle regarda avec une dureté soudaine. Commença un tête-à-tête si intense que Françoise se demanda s'ils n'avaient pas oublié sa présence.

– Oui je vous en veux, dit la petite à Loncours. Pas parce que vous m'avez séquestrée, pas parce que vous m'avez convaincue de ma laideur. Je vous en veux à cause d'Adèle.

– Que peux-tu me reprocher, toi qui ne l'as pas connue?

– De l'avoir aimée. Je ne suis pas comme Françoise: vos crimes d'amour m'inspirent une sorte d'admiration. Un homme qui aime jusqu'à l'abjection, jusqu'à détruire celle qu'il aime, je peux le comprendre. En revanche, ce qui me révolte, c'est de penser que je ne suis pas la première. Vos méfaits en sont comme banalisés: ils tiraient leur grandeur de leur caractère exceptionnel, de leur unicité. Si je ne suis qu'une répétition, alors oui, je vous en veux et je vous déteste.

– Se pourrait-il que tu sois jalouse? Quelle preuve d'amour inespérée!

– Vous n'avez pas compris. Je suis jalouse pour elle. Si vous l'avez aimée au point de créer pour elle une telle machination, comment pouvez-vous en aimer une autre après? N'est-ce pas déshonorer votre passion que de lui donner une suite?

– Je ne suis pas de cet avis. A quoi serviraient les morts, sinon à aimer les vivants davantage? J'ai souffert pendant les quinze années qui ont suivi son suicide. Ensuite, je t'ai rencontrée. Depuis, je parle d'elle au présent. Ne comprends-tu pas que toi et elle, vous êtes une seule et même personne?

– Vous dites ça à cause de la vague similitude de nos noms. C'est ridicule.

– Vos noms sont la moins troublante de vos ressemblances. J'ai beaucoup vécu et beaucoup voyagé: j'ai vu tant d'êtres humains et j'ai eu tant de maîtresses que je crois m'y connaître un peu en matière de rareté. Parmi les hommes et les femmes, il n'y a rien de moins partagé que la grâce. Je n'ai connu que deux jeunes filles pour la refléter. Pour les avoir connues et aimées toutes les deux, je sais qu'elles sont une.

– Pendant toutes ces années, vous ne m'avez aimée que pour ma ressemblance avec une autre? Je hais cette idée!

– Cela signifie que je t'aimais avant ta naissance. Quand Adèle est morte, tu avais trois ans: l'âge des premiers souvenirs. J'aime à penser que tu as hérité de sa mémoire.


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