Son teint à la fois blanc et mat était celui dont parle si bien Tanizaki. Fubuki incarnait à la perfection la beauté nippone, à la stupéfiante exception de sa taille. Son visage l'apparentait à «l'œillet du vieux Japon», symbole de la noble fille du temps jadis: posé sur cette silhouette immense, il était destiné à dominer le monde.

Yumimoto était l'une des plus grandes compagnies de l'univers. Monsieur Haneda en dirigeait la section Import-Export, qui achetait et vendait tout ce qui existait à travers la planète entière.

Le catalogue Import-Export de Yumimoto était la version titanesque de celui de Prévert: depuis l'emmenthal finlandais jusqu'à la soude singapourienne en passant par la fibre optique canadienne, le pneu français et le jute togolais, rien n'y échappait.

L'argent, chez Yumimoto, dépassait l'entendement humain. A partir d'une certaine accumulation de zéros, les montants quittaient le domaine des nombres pour entrer dans celui de l'art abstrait. Je me demandais s'il existait, au sein de la compagnie, un être capable de se réjouir d'avoir gagné cent millions de yens, ou de déplorer la perte d'une somme équivalente.

Les employés de Yumimoto, comme les zéros, ne prenaient leur valeur que derrière les autres chiffres. Tous, sauf moi, qui n'atteignais même pas le pouvoir du zéro.

Les jours s'écoulaient et je ne servais toujours à rien. Cela ne me dérangeait pas outre mesure. J'avais l'impression que l'on m'avait oubliée, ce qui n'était pas désagréable. Assise à mon bureau, je lisais et relisais les documents que Fubuki avait mis à ma disposition. Ils étaient prodigieusement inintéressants, à l'exception de l'un d'entre eux, qui répertoriait les membres de la compagnie Yumimoto: y étaient inscrits leurs nom, prénom, date et lieu de naissance, le nom du conjoint éventuel et des enfants avec, pour chacun, la date de naissance.

En soi, ces renseignements n'avaient rien de fascinant. Mais quand on a très faim, un croûton de pain devient alléchant: dans l'état de désœuvrement et d'inanition où mon cerveau se trouvait, cette liste me parut croustillante comme un magazine à scandale. En vérité, c'était la seule paperasse que je comprenais.

Pour avoir l'air de travailler, je décidai de l'apprendre par cœur. Il y avait une centaine de noms. La plupart étaient mariés et pères ou mères de famille, ce qui rendait ma tâche plus difficile.

J'étudiais: ma figure était tour à tour penchée sur la matière puis relevée pour que je récite à l'intérieur de ma boîte noire. Quand je redressais la tête, mon regard tombait toujours sur le visage de Fubuki, assise face à moi.

Monsieur Saito ne me demandait plus d'écrire des lettres à Adam Johnson, ni à personne d'autre. D'ailleurs, il ne me demandait rien, sauf de lui apporter des tasses de café.

Rien n'était plus normal, quand on débutait dans une compagnie nippone, que de commencer par l'ôchakumi – «la fonction de l'honorable thé». Je pris ce rôle d'autant plus au sérieux que c'était le seul qui m'était dévolu.

Très vite, je connus les habitudes de chacun: pour monsieur Saito, dès huit heures trente, un café noir. Pour monsieur Unaji, un café au lait, deux sucres, à dix heures. Pour monsieur Mizuno, un gobelet de Coca par heure. Pour monsieur Okada, à dix-sept heures, un thé anglais avec un nuage de lait. Pour Fubuki, un thé vert à neuf heures, un café noir à douze heures, un thé vert à quinze heures et un dernier café noir à dix-neuf heures – elle me remerciait à chaque fois avec une politesse charmante.

Cette humble tâche se révéla le premier instrument de ma perte.

Un matin, monsieur Saito me signala que le vice-président recevait dans son bureau une importante délégation d'une firme amie:

– Café pour vingt personnes.

J'entrai chez monsieur Omochi avec mon grand plateau et je fus plus que parfaite: je servis chaque tasse avec une humilité appuyée, psalmodiant les plus raffinées des formules d'usage, baissant les yeux et m'inclinant. S'il existait un ordre du mérite de l'ôchakumi, il eût dû m'être décerné.

Plusieurs heures après, la délégation s'en alla. La voix tonitruante de l'énorme monsieur Omochi cria:

– Saito-san!

Je vis monsieur Saito se lever d'un bond, devenir livide et courir dans l'antre du vice-président. Les hurlements de l'obèse résonnèrent derrière le mur. On ne comprenait pas ce qu'il disait, mais cela n'avait pas l'air gentil.

Monsieur Saito revint, le visage décomposé. Je ressentis pour lui une sotte bouffée de tendresse en pensant qu'il pesait le tiers de son agresseur. Ce fut alors qu'il m'appela, sur un ton furieux.

Je le suivis jusqu'à un bureau vide. Il me parla avec une colère qui le rendait bègue:.

– Vous avez profondément indisposé la délégation de la firme amie! Vous avez servi le café avec des formules qui suggéraient que vous parliez le japonais à la perfection!

– Mais je ne le parle pas si mal, Saito-san.

– Taisez-vous! De quel droit vous défendez-vous? Monsieur Omochi est très fâché contre vous. Vous avez créé une ambiance exécrable dans la réunion de ce matin: comment nos partenaires auraient-ils pu se sentir en confiance, avec une Blanche qui comprenait leur langue? A partir de maintenant, vous ne parlez plus japonais.

Je le regardai avec des yeux ronds.

– Pardon?

– Vous ne connaissez plus le japonais. C'est clair?

– Enfin, c'est pour ma connaissance de votre langue que Yumimoto m'a engagée!

– Cela m'est égal. Je vous donne l'ordre de ne plus comprendre le japonais.

– C'est impossible. Personne ne peut obéir à un ordre pareil.

– Il y a toujours moyen d'obéir. C'est ce que les cerveaux occidentaux devraient comprendre.

«Nous y voici», pensai-je avant de reprendre:

– Le cerveau nippon est probablement capable de se forcer à oublier une langue. Le cerveau occidental n'en a pas les moyens.

Cet argument extravagant parut recevable à monsieur Saito.

– Essayez quand même. Au moins, faites semblant. J'ai reçu des ordres à votre sujet. Est-ce que c'est entendu? Le ton était sec et cassant.

Quand je rejoignis mon bureau, je devais tirer une drôle de tête, car Fubuki eut pour moi un regard doux et inquiet. Je restai longtemps prostrée, à me demander quelle attitude adopter.

Présenter ma démission eût été le plus logique. Pourtant, je ne pouvais me résoudre à cette idée. Aux yeux d'un Occidental, ce n'eût rien eu d'infamant; aux yeux d'un Japonais, c'eût été perdre la face. J'étais dans la compagnie depuis un mois à peine. Or, j'avais signé un contrat d'un an. Partir après si peu de temps m'eût couverte d'opprobre, à leurs yeux comme aux miens.

D'autant que je n'avais aucune envie de m'en aller. Je m'étais quand même donné du mal pour entrer dans cette compagnie: j'avais étudié la langue tokyoïte des affaires, j'avais passé des tests. Certes, je n'avais jamais eu l'ambition de devenir un foudre de guerre du commerce international, mais j'avais toujours éprouvé le désir de vivre dans ce pays auquel je vouais un culte depuis les premiers souvenirs idylliques que j'avais gardés de ma petite enfance.

Je resterais.

Par conséquent, je devais trouver un moyen d'obéir à l'ordre de monsieur Saito. Je sondai mon cerveau à la recherche d'une couche géologique propice à l'amnésie: y avait-il des oubliettes dans ma forteresse neuronale? Hélas, l'édifice comportait des points forts et des points faibles, des échauguettes et des fissures, des trous et des douves, mais rien qui permît d'y ensevelir une langue que j'entendais parler sans cesse.

A défaut de pouvoir l'oublier, pouvais-je du moins la dissimuler? Si le langage était une forêt, m'était-il possible de cacher, derrière les hêtres français, les tilleuls anglais, les chênes latins et les oliviers grecs, l'immensité des cryptomères nippons, qui en l'occurrence eussent été bien nommés?


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