Le lendemain, j'arrivai chez Yumimoto avec deux heures d'avance pour dactylographier le rapport et le remettre à monsieur Tenshi sans pour autant être en retard à mon poste au bureau de monsieur Saito.
Celui-ci m'appela aussitôt:
– J'ai inspecté les photocopies que vous avez laissées hier soir sur ma table. Vous êtes en progrès, mais ce n'est pas encore la perfection. Recommencez.
Et il jeta la liasse à la poubelle.
Je courbai la tête et m'exécutai. J'avais du mal à m'empêcher de rire.
Monsieur Tenshi vint me rejoindre près de la photocopieuse. Il me félicita avec toute la chaleur que lui permettaient sa politesse et sa réserve respectueuses:
– Votre rapport est excellent et vous l'avez rédigé à une vitesse extraordinaire. Voillez-vous que je signale, en réunion, qui en est l'auteur?
C'était un homme d'une générosité rare: il eût été disposé à commettre une faute professionnelle si je le lui avais demandé.
– Surtout pas, monsieur Tenshi. Cela vous nuirait autant qu'à moi.
– Vous avez raison. Cependant, je pourrais suggérer à messieurs Saito et Omochi, lors des prochaines réunions, que vous me seriez utile. Croyez-vous que monsieur Saito s'en formaliserait?
– Au contraire. Regardez les paquets de photocopies superflues qu'il me commande de faire, histoire de m'éloigner le plus longtemps possible de son bureau: il est clair qu'il cherche à se débarrasser de moi. Il sera enchanté que vous lui en fournissiez l'occasion: il ne peut plus me supporter.
– Vous ne serez donc pas froissée si je m'attribue la paternité de votre rapport?
J'étais éberluée de son attitude: il n'était pas tenu d'avoir de tels égards pour le sous-fifre que j'étais.
– Voyons, monsieur Tenshi, c'est un grand honneur pour moi, que vous souhaitiez vous l'attribuer.
Nous nous quittâmes en haute estime mutuelle. J'envisageai l'avenir avec confiance. Bientôt, c'en serait fini des brimades absurdes de monsieur Saito, de la photocopieuse et de l'interdiction de parler ma deuxième langue.
Un drame éclata quelques jours plus tard. Je fus convoquée dans le bureau de monsieur Omochi: je m'y rendis sans la moindre appréhension, ignorant ce qu'il me voulait.
Quand je pénétrai dans l'antre du vice-président, je vis monsieur Tenshi assis sur une chaise. Il tourna vers moi son visage et me sourit: ce fut le sourire le plus rempli d'humanité qu'il m'ait été donné de connaître. Il y était écrit: «Nous allons vivre une épreuve abominable, mais nous allons la vivre ensemble.»
Je croyais savoir ce qu'était une engueulade. Ce que je subis me révéla mon ignorance. Monsieur Tenshi et moi reçûmes des hurlements insensés. Je me demande encore ce qui était le pire: le fond ou la forme.
Le fond était incroyablement insultant. Mon compagnon d'infortune et moi nous fîmes traiter de tous les noms: nous étions des traîtres, des nullités, des serpents, des fourbes et – sommet de l'injure – des individualistes.
La forme expliquait de nombreux aspects de l'Histoire nippone: pour que ces cris odieux s'arrêtent, j'aurais été capable du pire – d'envahir la Mand chourie, de persécuter des milliers de Chinois, de me suicider au nom de l'Empereur, de jeter mon avion sur un cuirassé américain, peut-être même de travailler pour deux compagnies Yumimoto.
Le plus insupportable, c'était de voir mon bienfaiteur humilié par ma faute. Monsieur Tenshi était un homme intelligent et consciencieux: il avait pris un gros risque pour moi, en pleine connaissance de cause. Aucun intérêt personnel n'avait guidé sa démarche: il avait agi par simple altruisme. En récompense de sa bonté, on le traînait dans la boue.
J'essayais de prendre exemple sur lui: il baissait la tête et courbait régulièrement les épaules. Son visage exprimait la soumission et la honte. Je l'imitai. Mais vint un moment où l'obèse lui dit:
– Vous n'avez jamais eu d'autre but que de saboter la compagnie!
Les choses se passèrent très vite dans ma tête: il ne fallait pas que cet incident compromette l'avancement ultérieur de mon ange gardien. Je me jetai sous le flot grondant des cris du vice-président:
– Monsieur Tenshi n'a pas voulu saboter la compagnie. C'est moi qui l'ai supplié de me confier un dossier. Je suis l'unique responsable.
J'eus juste le temps de voir le regard effaré de mon compagnon d'infortune se tourner vers moi. Dans ses yeux, je lus: «Taisez-vous, par pitié!» – hélas, trop tard.
Monsieur Omochi resta un instant bouche bée avant de s'approcher de moi et de me hurler en pleine figure:
– Vous osez vous défendre!
– Non, au contraire, je m'accable, je prends tous les torts sur moi. C'est moi et moi seule qu'il faut châtier.
– Vous osez défendre ce serpent!
– Monsieur Tenshi n'a aucun besoin d'être défendu. Vos accusations à son sujet sont fausses.
Je vis mon bienfaiteur fermer les yeux et je compris que je venais de prononcer l'irréparable.
– Vous osez prétendre que mes paroles sont fausses? Vous êtes d'une grossièreté qui dépasse l'imagination!
– Je n'oserais jamais prétendre une chose pareille. Je pense seulement que monsieur Tenshi vous a dit des choses fausses dans le but de m'innocenter.
L'air de penser qu'au point où nous en étions il ne fallait plus rien redouter, mon compagnon d'infortune prit la parole. Toute la mortification du monde résonnait dans sa voix:
– Je vous en supplie, ne lui en veuillez pas, elle ne sait pas ce qu'elle dit, elle est occidentale, elle est jeune, elle n'a aucune expérience. J'ai commis une faute indéfendable. Ma honte est immense.
– En effet, vous, vous n'avez aucune excuse! hurla l'obèse.
– Si grands soient mes torts, je dois cependant souligner l'excellence du rapport d'Amélie-san, et la formidable rapidité avec laquelle elle l'a rédigé.
– Là n'est pas la question! C'était à monsieur Saitama d'accomplir ce travail!
– Il était en voyage d'affaires.
– Il fallait attendre son retour.
– Ce nouveau beurre allégé est sûrement convoité par bien d'autres que nous. Le temps que monsieur Saitama rentre de voyage et rédige ce rapport, nous aurions pu être devancés.
– Est-ce que par hasard vous remettriez en cause la qualité du travail de monsieur Saitama?
– Absolument pas. Mais monsieur Saitama ne parle pas français et ne connaît pas la Belgique. Il aurait rencontré beaucoup plus d'obstacles qu'Amélie-san.
– Taisez-vous. Ce pragmatisme odieux est digne d'un Occidental.
Je trouvai un peu fort que cela soit dit sans vergogne sous mon nez.
– Pardonnez mon indignité occidentale. Nous avons commis une faute, soit. Il n'empêche qu'il y a un profit à tirer de notre méfait…
Monsieur Omochi s'approcha de moi avec des yeux terrifiants qui interrompirent ma phrase:
– Vous, je vous préviens: c'était votre premier et votre dernier rapport. Vous vous êtes mise dans une très mauvaise situation. Sortez! Je ne veux plus vous voir!
Je ne me le fis pas crier deux fois. Dans le couloir, j'entendis encore les hurlements de la montagne de chair et le silence contrit de la victime. Puis la porte s'ouvrit et monsieur Tenshi me rejoignit. Nous allâmes ensemble à la cuisine, écrasés par les injures que nous avions dû essuyer.
– Pardonnez-moi de vous avoir entraînée dans cette histoire, finit-il par me dire.
– De grâce, monsieur Tenshi, ne vous excusez pas! Toute ma vie, je vous serai reconnaissante. Vous êtes le seul ici à m'avoir donné ma chance. C'était courageux et généreux de votre part. Je le savais déjà au début, je le sais mieux depuis que j'ai vu ce qui vous est tombé dessus. Vous les aviez surestimés: vous n'auriez pas dû dire que le rapport était de moi.
Il me regarda avec stupéfaction:
– Ce n'est pas moi qui l'ai dit. Rappelez-vous notre discussion: je comptais en parler en haut lieu, à monsieur Haneda, avec discrétion: c'était ma seule chance de parvenir à quelque chose. En le disant à monsieur Omochi, nous ne pouvions que courir à la catastrophe.