– Si: moi.

– Arrêtez! Je sais que vous mentez.

– Fubuki, je vous donne ma parole d'honneur que je n'ai pas mal recopié exprès.

– L'honneur! Qu'est -ce que vous y connaissez, à l'honneur?

Elle rit avec mépris.

– Figurez-vous que l'honneur existe aussi en Occident.

– Ah! Et vous trouvez honorable d'affirmer sans vergogne que vous êtes la dernière des imbéciles?

– Je ne pense pas que je sois si bête.

– Il faudrait savoir; vous êtes soit une traîtresse, soit une demeurée: il n'y a pas de troisième possibilité.

– Si, il y en a une: c'est moi. Il y a des gens normaux qui se révèlent incapables de recopier des colonnes de chiffres.

– Au Japon, ce genre de personnes n’existe pas.

– Qui songe à contester la supériorité japonaise? dis-je en prenant un air contrit.

– Si vous apparteniez à la catégorie des handicapés mentaux, il fallait me le dire, au lieu de me laisser vous confier cette tâche.

– Je ne savais pas que j'appartenais à cette catégorie. Je n'avais jamais recopié des colonnes de chiffres de ma vie.

– C'est quand même curieux ce handicap. Il ne faut aucune intelligence pour retranscrire des montants.

– Précisément: je crois que c'est le problème des gens de mon espèce. Si notre intelligence n'est pas sollicitée, notre cerveau s'endort. D'où mes erreurs.

Le visage de Fubuki quitta enfin son expression de combat pour adopter un étonnement amusé:

– Votre intelligence a besoin d'être sollicitée? Que c'est excentrique!

– C'est on ne peut plus ordinaire.

– Bon. Je vais réfléchir à un travail qui solliciterait l'intelligence, répéta ma supérieure qui semblait se délecter de cette façon de parler.

– Entre-temps, puis-je aller aider monsieur Unaji à corriger mes fautes?

– Surtout pas! Vous avez commis assez de dégâts comme ça!

J'ignore combien de temps il fallut à mon malheureux collègue pour rétablir l'ordre dans les facturiers défigurés par mes soins. Mais il fallut deux jours à mademoiselle Mori pour trouver une occupation qui lui parût à ma portée.

Un classeur énorme m'attendait sur mon bureau.

– Vous vérifierez les notes de frais des voyages d'affaires, me dit-elle.

– Encore de la comptabilité? Je vous ai pourtant avertie de mes déficiences.

– Cela n'a plus rien à voir. Ce travail-ci sollicitera votre intelligence, précisa-t-elle avec un sourire narquois.

Elle ouvrit le classeur.

– Voici par exemple le dossier que monsieur Shiranai a constitué en vue d'être remboursé pour ses frais à l'occasion de son voyage d'affaires à Düsseldorf. Vous devez refaire le moindre de ses calculs et les contester si vous n'obtenez pas le même résultat que lui, au yen près. A cette fin, comme la plupart des factures sont réglées en marks, vous devez calculer sur la base du cours du mark aux dates indiquées sur les tickets. N'oubliez pas que les taux changent chaque jour.

Commença alors l'un des pires cauchemars de ma vie. Dès l'instant où cette nouvelle tâche me fut attribuée, la notion de temps disparut de mon existence pour laisser place à l'éternité du supplice. Jamais, au grand jamais, il ne m'arriva de tomber sur un résultat, sinon identique, au moins comparable à ceux que j'étais censée vérifier. Par exemple, si le cadre avait calculé que Yumimoto lui devait 93327 yens, j'obtenais 15 211 yens, ou alors 172 045 yens.

Et il apparut très vite que les erreurs. étaient dans mon camp.

A la fin de la première journée, je dis à Fubuki:

– Je ne pense pas être capable de remplir cette mission.

– Il s'agit pourtant d'un travail qui sollicite l'intelligence, répliqua-t-elle, implacable.

– Je ne m'en sors pas, avouai-je lamentablement.

– Vous vous habituerez.

Je ne m'habituai pas. Il se révéla que j'étais incapable, au dernier degré, et malgré des efforts acharnés, d'effectuer ces opérations.

Ma supérieure s'empara du classeur pour me prouver combien c'était facile.

Elle prit un dossier et se mit à tapoter, à une vitesse fulgurante, sur sa calculette dont elle n'avait même pas besoin de régarder le clavier. En moins de quatre minutes, elle conclut:

– J'obtiens le même montant que monsieur Saitama, au yen près.

Et elle apposa son cachet sur le rapport.

Subjuguée par cette nouvelle injustice de la nature, je repris mon labeur. Ainsi, douze heures ne me suffisaient pas à boucler ce dont Fubuki se jouait en trois minutes cinquante secondes.

Je ne sais combien de jours s'étaient écoulés quand elle remarqua que je n'avais encore régularisé aucun dossier.

– Pas même un seul! s'exclama-t-elle.

– En effet, dis-je, attendant mon châtiment.

Pour mon malheur, elle se contenta de montrer le calendrier:

– N'oubliez pas que le classeur doit être achevé pour la fin du mois.

J'aurais préféré qu'elle se mît à hurler.

Des jours passèrent encore. J'étais en enfer: je recevais sans cesse des trombes de nombres avec virgules et décimales en pleine figure. Ils se muaient dans mon cerveau en un magma opaque et je ne pouvais plus les distinguer les uns des autres. Un oculiste me certifia que ce n'était pas ma vue qui était en cause.

Les chiffres, dont j'avais toujours admiré la calme beauté pythagoricienne, devinrent mes ennemis. La calculette aussi me voulait du mal. Au nombre de mes handicaps psychomoteurs, il y avait celui-ci: quand je devais tapoter sur un clavier pendant plus de cinq minutes, ma main se retrouvait soudain aussi engluée que si je l'avais plongée dans une purée de pommes de terre épaisse et collante. Quatre de mes doigts étaient irrémédiablement immobilisés; seul l'index parvenait encore à émerger pour atteindre les touches, avec une lenteur et une gaucherie incompréhensibles pour qui ne distinguait pas les patates invisibles.

Et comme, de plus, ce phénomène se doublait d'une rare stupidité face aux chiffres, le spectacle que j'offrais devant la calculette avait de quoi décontenancer. Je commençais par regarder chaque nouveau nombre avec autant d'étonnement que Robinson rencontrant un indigène de ce territoire inconnu; ensuite, ma main gourde essayait de le reproduire sur le clavier. Pour cela, ma tête ne cessait d'effectuer des aller-retour entre le papier et l'écran, afin d'être sûre de ne pas avoir égaré une virgule ou un zéro en cours de route – le plus étrange étant que ces vérifications minutieuses ne m'empêchaient pas de laisser passer des erreurs colossales.

Un jour, comme je tapotais pitoyablement sur la machine, je levai les yeux et je vis ma supérieure qui m'observait avec consternation.

– Quel est donc votre problème? me demanda-t-elle.

Pour la rassurer, je lui confiai le syndrome de la purée de pommes de terre qui paralysait ma main. Je crus que cette histoire me rendrait sympathique.

L'unique résultat de ma confidence fut cette conclusion que je lus dans le superbe regard de Fubuki: «A présent, j'ai compris: c'est une véritable handicapée mentale. Tout s'explique.»

La fin du mois approchait et le classeur demeurait aussi épais.

– Êtes-vous sûre que vous ne le faites pas exprès?

– Absolument sûre.

– Y a-t-il beaucoup de… gens comme vous dans votre pays?

J'étais la première Belge qu'elle rencontrait. Un sursaut d'orgueil national me poussa à répondre la vérité:

– Aucun Belge n'est semblable à moi.

– Cela me rassure.

J'éclatai de rire.

– Vous trouvez cela comique?

– On ne vous a jamais dit, Fubuki, qu'il était avilissant de rudoyer les handicapés mentaux?

– Si. Mais on ne m'avait pas prévenue que j'aurais l'un d'entre eux sous mes ordres.

Je rigolai de plus belle.

– Je ne vois toujours pas ce qui vous amuse.

– Cela fait partie de ma maladie psychomotrice.

– Concentrez-vous plutôt sur votre travail.


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