– Vous devriez savoir que cette lecture-là n'existe pas.

– Je ne le savais pas au début mais, à présent, à la lumière de ma brillante démonstration, croyez bien que je le sais.

– Et alors? N'y a-t-il pas lieu de se réjouir qu'il y ait autant de lectures qu'il y a de lecteurs?

– Vous ne m'avez pas compris: il n'y a pas de lecteurs et il n'y a pas de lectures.

– Mais si, il y a des lectures différentes de la vôtre, c'est tout. Pourquoi la vôtre serait-elle la seule admissible?

– Oh, ça va, cessez de me réciter votre manuel de sociologie. J'aimerais savoir, d'ailleurs, ce que votre manuel de sociologie trouverait à dire de la situation édifiante à laquelle j'ai donné lieu: un écrivain-assassin se dénonce ouvertement et aucun lecteur n'est assez malin pour s'en rendre compte.

– Je me fous des opinions des sociologues et je pense, moi, qu'un lecteur n'est pas un flic et que, si personne ne vous a cherché des ennuis après la parution de ce livre, c'est bon signe: cela veut dire que Fouquier-Tinville n'est plus à la mode, que les gens sont ouverts d'esprit et qu'ils sont capables d'une lecture civilisée.

– Ouais, j'ai compris: vous êtes pourrie, comme les autres. J'ai été stupide de vous croire différente de la masse.

– Il faut hélas croire que je le suis un rien, puisque, seule de mon espèce, j'ai flairé la vérité.

– Admettons que vous ne manquez pas de flair. C'est tout. Voyez-vous, vous me décevez.

– C'est presque un compliment, ça. Dois-je comprendre que, l'espace de quelques instants, j'ai pu vous ins pirerune opinion meilleure?

– Vous allez rire: oui. Vous n'échappez pas aux platitudes humaines, mais vous avez une qualité rarissime.

– Je brûle de la connaître.

– Je pense que c'est une qualité innée, et je constate avec soulagement que vos stupides apprentissages n'ont pas réussi à la corrompre.

– Quelle est donc cette qualité?

– Vous au moins, vous savez lire.

Silence.

– Quel âge avez-vous, mademoiselle?

– Trente ans.

– Le double de Léopoldine à sa mort. Ma pauvre petite, la voilà, votre circonstance atténuante: vous avez vécu bien trop longtemps.

– Comment! C'est moi qui ai besoin de circonstances atténuantes? Le monde à l'envers.

– Comprenez que je cherche une explication: j'ai en face de moi une personne à l'esprit perçant, et douée du rare don de lecture. Alors je me demande ce qui a pu entacher d'aussi belles dispositions. Vous venez de me fournir la réponse: c'est le temps. Trente ans, c'est beaucoup trop.

– C'est vous, à votre âge, qui me dites ça?

– Je suis mort à dix-sept ans, mademoiselle. Et puis, pour les hommes, ce n'est pas la même chose.

– Nous y voilà.

– Inutile de prendre un air sarcastique, ma petite, vous savez bien que c'est vrai.

– Qu'est-ce qui est vrai? Je veux vous l'entendre dire clairement.

– Tant pis pour vous. Eh bien voilà, les hommes ont droit à tous les sursis. Pas les femmes. Sur ce dernier point, je suis beaucoup plus précis et plus franc que les autres: la plupart des mâles laissent aux femelles un répit plus ou moins long avant de les oublier, ce qui est bien plus lâche que de les abattre. Je trouve ce répit absurde et même déloyal envers les femelles: à cause de ce délai, elles s'imaginent qu'on a besoin d'elles. La vérité, c'est que dès l'instant où elles sont devenues femmes, dès l'instant où elles ont quitté l'enfance, elles doivent mourir. Si les hommes étaient des gentlemen, ils les tueraient le jour de leurs premières règles. Mais les hommes n'ont jamais été galants, ils préfèrent laisser traîner ces malheureuses de souffrances en souffrances plutôt que d'avoir la gentillesse de les éliminer. Je ne connais qu'un seul mâle qui ait eu assez de grandeur, de respect, d'amour, de sincérité et de politesse pour le faire.

– Vous.

– Exactement.

La journaliste renversa la tête vers l'arrière. Le rire commença, clairsemé, rauque. Il s'accéléra peu à peu, escaladant les octaves à chaque rythme nouveau, jusqu'à virer à la quinte, incessante, suffocante. C'était le fou rire au stade clinique.

– Ça vous fait rire?

– …

L'hilarité ne lui laissait pas le loisir de parler.

– Le fou rire: voilà encore une maladie féminine. Je n'ai jamais vu un homme se tordre comme le font les femmes en ces cas-là. Ça doit venir de l'utérus: toutes les saloperies de la vie viennent de l'utérus. Les petites filles n'ont pas d'utérus, je crois, ou si elles en ont un, c'est un jouet, une parodie d'utérus. Dès que le faux utérus devient vrai, il faut tuer les petites filles, pour leur éviter le genre d'hystérie affreuse et douloureuse dont vous êtes la victime en ce moment.

– Ah.

Ce «Ah» était la clameur d'un ventre épuisé, encore secoué de spasmes morbides.

– Pauvre petite. On a été dur avec vous. Qui est donc ce salaud qui ne vous a pas tuée à la puberté? Mais peut-être n'aviez-vous pas un vrai ami, à l'époque. Hélas, je crains que Léopoldine ait été la seule à avoir de la chance.

– Arrêtez, je n'en puis plus.

– Je comprends votre réaction. La découverte tardive de la vérité, la soudaine prise de conscience de votre déconvenue, ce doit être un sacré choc. Votre utérus est occupé à prendre un de ces coups! Pauvre petite femelle! Pauvre créature lâchement épargnée par les mâles! Croyez bien que je compatis.

– Monsieur Tach, vous êtes l'individu le plus ahurissant et le plus drôle qu'il m'ait été donné de rencontrer.

– Drôle? Je ne comprends pas.

– Je vous admire. Avoir pu inventer une théorie à la fois aussi dingue et aussi cohérente, c'est formidable. J'ai d'abord cru que vous alliez me raconter de banales inepties machistes. Mais je vous ai sous-estime. Votre explication est énorme et subtile en même temps: il faut simplement exterminer les femmes, n'est-ce pas?

– Naturellement. Si les femmes n'existaient pas, les choses iraient enfin dans l'intérêt des femmes.

– Cette solution est tellement ingénieuse. Comment personne n'y avait-il jamais songé?

– A mon avis, on y avait déjà songé, mais personne avant moi n'avait eu le courage de mettre ce projet à exécution. Car enfin, cette idée est à la portée du premier venu. Le féminisme et l'antiféminisme sont les plaies du genre humain; le remède est évident, simple, logique: il faut supprimer les femmes.

– Monsieur Tach, vous êtes génial. Je vous admire et je suis enchantée de vous avoir rencontré.

– Je vais vous étonner: moi aussi, je suis content de vous avoir rencontrée.

– Vous ne parlez pas sérieusement.

– Au contraire. D'abord, vous m'admirez pour ce que je suis et non pour ce que vous imaginez que je suis: c'est un bon point. Ensuite, je sais que je vais pouvoir vous rendre un grand service, et ça m'enchante.

– Quel service?

– Comment, quel service? Vous le savez désormais.

– Dois-je comprendre que vous avez l'intention de me supprimer, moi aussi?

– Je commence à croire que vous en êtes digne.

– L'éloge est grand, monsieur Tach, et croyez bien que j'en suis troublée, mais…

– Je vous vois en effet toute rougissante.

– Mais ne vous donnez pas cette peine.

– Pourquoi? Je pense que vous le méritez. Vous êtes beaucoup mieux que je ne le pensais au début. J'ai très envie de vous aider à mourir.

– Je suis touchée, mais n'en faites rien; je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis à cause de moi.

– Voyons, mon petit, je ne risque rien: je n'en ai plus que pour un mois et demi à vivre.

– Je ne voudrais pas que votre réputation posthume soit salie par ma faute.

– Salie? Pourquoi serait-elle salie par cette bonne action? Au contraire! Les gens diront: «Moins de deux mois avant sa mort, Prétextât Tach faisait encore le bien.» Je serai un exemple pour l'humanité.

– Monsieur Tach, l'humanité ne comprendra pas.

– Hélas, je crains que vous n'ayez raison une fois encore. Mais peu m'importent l'humanité et ma réputation. Apprenez, mademoiselle, que je vous estime au point de désirer, pour vous seule, faire une bonne action désintéressée.


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