– Je crois que vous me surestimez beaucoup.

– Je ne le crois pas.

– Ouvrez les yeux, monsieur Tach, n'aviez-vous pas dit que j'étais moche, tarte, pourrie et j'en passe? Et le simple fait que je suis une femme ne suffit-il pas à me discréditer?

– En théorie, tout ce que vous avez dit est vrai. Mais il se passe une chose étrange, mademoiselle: la théorie ne suffit plus. Je suis en train de vivre une autre dimension du problème, et je ressens des émotions délicieuses, que je n'avais plus connues depuis soixante-six années.

– Ouvrez les yeux, monsieur Tach, je ne suis pas Léopoldine.

– Non. Et pourtant, vous ne lui êtes pas étrangère.

– Elle était belle comme le jour et vous me trouvez laide.

– Ce n'est plus tout à fait vrai. Votre laideur n'est pas dénuée de beauté. Par instants, vous êtes belle.

– Par instants.

– Ces instants sont beaucoup, mademoiselle.

– Vous me trouvez stupide, vous ne pouvez pas m'estimer.

– Pourquoi cet acharnement à vous discréditer?

– Pour une raison très simple: je ne tiens pas à finir assassinée par un prix Nobel de littérature.

L'obèse eut l'air subitement refroidi.

– Vous préféreriez peut-être un prix Nobel de chimie? demanda-t-il d'une voix glaciale.

– Très drôle. Je ne tiens pas à finir assassinée, voyez-vous, que ce soit par un prix Nobel ou par un épicier.

– Dois-je comprendre que vous voulez mettre vous-même un terme à vos jours?

– Si j'avais des envies de suicide, monsieur Tach, je l'aurais déjà fait depuis longtemps.

– C'est ça. Vous croyez peut-être que c'est si simple?

– Je ne crois rien, ça ne me concerne pas. Figurez-vous que je n'ai aucun désir de mourir.

– Vous ne parlez pas sérieusement.

– Est-il donc si aberrant d'avoir envie de vivre?

– Rien n'est plus louable que d'avoir envie de vivre. Mais vous ne vivez pas, pauvre petite dinde! Et vous ne vivrez plus jamais! Ignorez-vous que les filles meurent le jour de leur puberté? Pire, elles meurent sans disparaître. Elles quittent la vie non pour rejoindre les beaux rivages de la mort, mais pour entamer la pénible et ridicule conjugaison d'un verbe trivial et immonde, et elles ne cessent de le conjuguer à tous les temps et à tous les modes, le décomposant, le surcomposant, n'y échappant jamais.

– Quel est donc ce verbe?

– Quelque chose comme reproduire, au sens bien sale du terme – ovuler, si vous préférez. Ce n'est ni la mort, ni la vie, ni un état d'entre-deux. Ça ne s'appelle pas autrement qu'être femme: sans doute le vocabulaire, avec sa mauvaise foi coutumière, a-t-il voulu éviter de nommer une pareille abjection.

– Au nom de quoi prétendez-vous savoir ce qu'est la vie d'une femme?

– La non-vie d'une femme.

– Vie ou non-vie, vous n'en savez rien.

– Apprenez, mademoiselle, que les grands écrivains ont un accès direct et surnaturel à la vie des autres. Ils n'ont pas besoin de faire de la lévitation, ni de fouiller dans des archives, pour pénétrer l'univers mental des individus. Il leur suffit de prendre un papier et un stylo pour décalquer les pensées d'autrui.

– Voyez-vous ça. Cher monsieur, je crois que votre système est foireux, si j'en juge d'après la débilité de vos conclusions.

– Pauvre sotte. Qu'est-ce que vous essayez de me faire avaler? Ou plutôt, qu'est-ce que vous essayez de vous faire avaler? Que vous êtes heureuse? Il y a des limites à l'autosuggestion. Ouvrez les yeux! Vous n'êtes pas heureuse, vous ne vivez pas.

– Qu'en savez-vous?

– C'est à vous que se pose cette question. Comment pourriez-vous savoir si oui ou non vous êtes en vie, si oui ou non vous êtes heureuse? Vous ne savez même pas ce qu'est le bonheur. Si vous aviez passé votre enfance au paradis terrestre, comme Léopoldine et moi…

– Oh, ça va, cessez de vous prendre pour un cas exceptionnel. Tous les enfants sont heureux.

– Je n'en suis pas si sûr. Ce qui est certain, c'est qu'aucun enfant n'a jamais été aussi heureux que la petite Léopoldine et le petit Prétextat.

La tête de la journaliste se renversa en arrière à nouveau et le rire reprit, lancinant.

– Voilà votre utérus qui remet ça. Allons bon, qu'ai-je dit de si comique?

– Veuillez m'excuser, ce sont ces prénoms… surtout le vôtre!

– Et alors? Vous avez quelque chose à reprocher à mon prénom?

– A reprocher, non. Mais s'appeler Prétextat! On jurerait une blague. Je me demande ce qui a pu se passer dans la tête de vos parents, le jour où ils ont décidé de vous nommer ainsi.

– Je vous interdis de juger mes parents. Et je ne vois franchement pas ce que Prétextat a de si drôle. C'est un prénom chrétien.

– Vraiment? En ce cas, c'est encore plus drôle.

– Ne vous moquez pas de la religion, espèce de femelle sacrilège. Je suis né le 24 février, jour de la Saint-Prétextat; mon père et ma mère, en panne d'inspiration, se sont conformés à cette décision du calendrier.

– Ciel! Alors si vous étiez né un mardi gras, ils vous auraient appelé Mardi-Gras, ou Gras tout court?

– Cessez de blasphémer, vile créature! Apprenez, ignorante, que saint Prétextat était archevêque de Rouen au VIe siècle, et grand ami de Grégoire de Tours, qui était un homme très bien, dont vous n'avez naturellement jamais entendu parler. C'est grâce à Prétextat que les Mérovingiens ont existé, car c'est lui qui a marié Mérovée à Brunehaut, au péril de sa vie d'ailleurs. Tout ceci pour vous dire que vous n'avez pas à rire d'un nom aussi illustre.

– Je ne vois pas en quoi vos précisions historiques rendent votre prénom moins risible. Dans le genre, celui de votre cousine n'est pas mal non plus.

– Quoi! Vous oseriez rire du nom de ma cousine? Je vous l'interdis! Vous êtes un monstre de trivialité et de mauvais goût! Léopoldine est le prénom le plus beau, le plus noble, le plus gracieux, le plus déchirant qui ait jamais été porté.

– Ah.

– Parfaitement! Je ne connais qu'un seul prénom qui arrive à la cheville de Léopoldine: c'est Adèle.

– Tiens, tiens.

– Oui. Le père Hugo avait bien des défauts, mais il y a une chose que personne ne pourra lui enlever: c'était un homme de goût. Même quand son œuvre pèche par mauvaise foi, elle est belle et grandiose. Et il avait donné à ses deux filles les deux prénoms les plus magnifiques. Comparés à Adèle et Léopoldine, tous les prénoms féminins sont minables.

– C'est une question de goût.

– Mais non, imbécile! Qui se soucie des goûts des gens comme vous, du peuple, de la pègre, de la médiocrité, du commun? Seuls comptent les goûts des génies, comme Victor Hugo et moi. En plus, Adèle et Léopoldine sont des noms chrétiens.

– Et alors?

– Je vois, mademoiselle fait partie de cette populace nouveau genre qui aime les noms païens. Vous seriez du style à appeler vos enfants Krishna, Élohim, Abdallah, Tchang, Empédocle, Sitting Bull ou Akhénaton, hein? Grotesque. Moi, j'aime les noms chrétiens. Au fait, quel est votre prénom?

– Nina.

– Ma pauvre petite.

– Comment ça, ma pauvre petite?

– Encore une qui ne s'appelle ni Adèle ni Léopoldine. Le monde est injuste, vous ne trouvez pas?

– Vous avez bientôt fini de dire n'importe quoi?

– N'importe quoi? Mais rien n'est plus important. Ne pas s'appeler Adèle ou Léopoldine, c'est une injustice fondamentale, une tragédie primordiale, surtout pour vous que l'on a affublée de ce prénom païen…

– Je vous arrête: Nina est un prénom chrétien. La Sainte-Nina tombe le 14 janvier, date de votre première interview.

– Je me demande bien ce que vous allez chercher à prouver avec une coïncidence aussi insignifiante.

– Pas si insignifiante que ça. Je suis revenue de vacances le 14 janvier, c'est ce jour-là que j'ai appris l'imminence de votre mort.

– Et alors? Vous vous imaginez que ça crée des liens entre nous?

– Je n'imagine rien, mais vous m'avez tenu il y a quelques minutes des propos extrêmement étranges.


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