Après le café, la cigarette que j’offrais à l’abbé servait de prétexte au dialogue; pour ne point incommoder la baronne, nous allions fumer dans l’orangerie.

– Je croyais que vous ne deviez rester ici que huit jours, commença-t-il sur un ton d’ironie.

– Je comptais sans l’amabilité de nos hôtes.

– Alors, les documents de Monsieur Floche…?

– Assimilés… Mais j’ai trouvé de quoi m’occuper davantage.

J’attendais une interrogation; rien ne vint.

– Vous devez connaître dans les coins le double fond de ce château, repartis-je impatiemment.

Il ouvrit de grands yeux, plissa son front, prit un air de candeur stupide.

– Pourquoi Madame ou Mademoiselle de Saint-Auréol, la mère de votre élève, n’est-elle pas ici, près de nous, à partager ses soins entre son fils infirme et ses vieux parents?

Pour mieux jouer l’étonnement il jeta sa cigarette et ouvrit les mains en parenthèses des deux côtés de son visage.

– Sans doute que ses occupations la retiennent ailleurs… marmonna-t-il. Quelle insidieuse question est-ce là?

– En souhaitez-vous une plus précise: Qu’a fait Madame ou Mademoiselle de Saint-Auréol, la mère de votre élève,une certaine nuit du 22 octobre que devait venir l’enlever son amant?

Il campa ses poings sur ses hanches:

– Eh là! Eh là! Monsieur le romancier – (par vanité, par faiblesse, je m’étais laissé aller précédemment à ce genre de confidences que devrait inspirer jamais qu’une profonde sympathie; et depuis qu’il savait mes prétentions il s’amusait de moi d’une manière qui déjà me devenait insupportable) – N’allez-vous pas un peu trop vite?… Et puis-je vous demander à mon tour comment vous êtes si bien renseigné?

– Parce que la lettre qu’Isabelle de Saint-Auréol écrivait à son amant ce jour-là, ce n’est pas lui qui l’a reçue; c’est moi.

Décidément il fallait compter sur moi, l’abbé à ce moment aperçut une petite tache sur la manche de sa soutane et commença de la gratter du bout de l’ongle; il entrait en composition.

– J’admire ceci… que dès qu’on se croit né romancier on s’accorde aussitôt tous les droits. Un autre y regarderait à deux fois avant de prendre connaissance d’une lettre qui ne lui est pas adressée.

– J’espère plutôt, Monsieur l’abbé, qu’il n’en prendrait pas connaissance du tout.

Je le considérais fixement; mais il grattait toujours, les yeux baissés.

– Je ne suppose pourtant pas qu’on vous l’ait donnée à lire.

– Cette lettre est tombée dans mes mains par hasard; l’enveloppe, vieille, sale, à demi déchirée, ne portait aucune trace d’écriture; en l’ouvrant j’ai vu une lettre de Mademoiselle de Saint-Auréol; mais adressée à qui?… Allons! Monsieur l’abbé, secondez-moi: qui était, il y a quatorze ans, l’amant de Mademoiselle de Saint-Auréol?

L’abbé s’était levé; il commença de marcher à petits pas de long en large, la tête basse, les mains croisées dans le dos; repassant derrière ma chaise, il s’arrêta, et brusquement je sentis ses mains s’abattre sur mes épaules:

– Montrez-moi cette lettre.

– Parlerez-vous?

Je sentis frémir d’impatience son étreinte.

– Ah! pas de condition, je vous en prie! Montrez-moi cette lettre… simplement.

– Laissez que j’aille la chercher, dis-je en essayant de me dégager.

– Vous l’avez là dans votre poche.

Ses yeux visaient au bon endroit, comme si ma veste eût été transparente; il n’allait pourtant pas me fouiller!…

J’étais très mal posé pour me défendre, et contre un grand gaillard plus fort que moi; puis, quel moyen, ensuite, de le décider à parler. Je me retournai pour voir presque contre le mien son visage; un visage gonflé, congestionné, où se marquaient subitement deux grosses veines sur le front et de vilaines poches sous les yeux. Alors me forçant de rire par crainte de voir tout se gâter:

– Parbleu l’abbé, avouez que vous aussi vous savez ce que c’est que la curiosité!

Il lâcha prise; je me levai tout aussitôt et fis mine de sortir.

– Si vous n’aviez pas eu ces manières de brigand, je vous l’aurais déjà montrée; puis, le prenant par le bras: – mais rapprochons-nous du salon, que je puisse appeler au secours.

Par grand effort de volonté je gardais un ton enjoué, mais mon cœur battait fort.

– Tenez: lisez-la devant moi, dis-je en tirant la lettre de ma poche; je veux apprendre de quel œil un abbé lit une lettre d’amour.

Mais, de nouveau maître de lui, il ne laissait paraître son émotion qu’à l’irrépressible titillement d’un petit muscle de sa joue. Il lut; puis huma le papier, renifla, en fronçant âprement les sourcils de manière qu’il semblait que ses yeux s’indignassent de la gourmandise de son nez; puis repliant le papier et me le rendant, dit d’un ton un peu solennel:

– Ce même 22 octobre mourait le Vicomte Blaise de Gonfreville, victime d’un accident de chasse.

– Vous me faites frémir! (mon imagination aussitôt construisait un drame épouvantable). Sachez que j’ai trouvé cette lettre derrière une boiserie du pavillon où certainement il eût dû venir la chercher.

L’abbé m’apprit alors que le fils aîné des Gonfreville, dont la propriété touchait à celle des Saint-Auréol, avait été retrouvé sans vie au pied d’une barrière qu’apparemment il s’apprêtait à franchir, lorsqu’un mouvement maladroit avait fait partir son fusil. Pourtant, dans le canon du fusil ne se trouvait pas de cartouche. Aucun renseignement ne put être donné par personne; le jeune homme était sorti seul et personne ne l’avait vu; mais, le lendemain, un chien de la Quartfourche fut surpris près du pavillon léchant une flaque de sang.

– Je n’étais pas encore à la Quartfourche, continua-t-il, mais, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, il me semble avéré que le crime a été commis par Gratien, qui sans doute avait surpris les relations de sa maîtresse avec le vicomte, et peut-être avait éventé son projet de fuite (projet que j’ignorais moi-même avant d’avoir lu cette lettre); c’est un vieux serviteur buté, butor même au besoin, qui pour défendre le bien de ses maîtres ne croit devoir reculer devant rien.

– Comment ne l’a-t-on pas arrêté?

– Personne n’avait intérêt à le poursuivre, et les deux familles de Gonfreville et de Saint-Auréol craignaient également le bruit autour de cette fâcheuse histoire; car, quelques mois après, Mademoiselle de Saint-Auréol mettait au monde un malheureux enfant. On attribue l’infirmité de Casimir aux soins que sa mère avait pris pour dissimuler sa grossesse; mais Dieu nous enseigne que c’est souvent sur les enfants que retombe le châtiment des pères. Venez avec moi jusqu’au pavillon; je suis curieux de voir l’endroit où vous avez trouvé la lettre.


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