Le ciel s’était éclairci; nous nous acheminâmes ensemble.

Tout alla fort bien à l’aller; l’abbé m’avait pris le bras; nous marchions d’un même pas et causions sans heurts. Mais au retour tout se gâta. Sans doute restions-nous passablement exaltés l’un et l’autre par l’étrangeté de l’aventure; mais chacun très différemment; moi, vite désarmé par la complaisance souriante que l’abbé finalement avait mise à me renseigner, déjà j’oubliais sa soutane, ma retenue, je me laissais aller à lui parler comme à un homme. Voici je crois comment la brouille commença:

– Qui nous racontera, disais-je, ce que fit Mademoiselle de Saint-Auréol cette nuit-là! Sans doute elle n’apprit que le lendemain la mort du comte? L’attendit-elle, et jusqu’à quand, dans le jardin? Que pensait-elle en ne le voyant pas venir?

L’abbé se taisait, complètement insensible à mon lyrisme psychologique; je reprenais:

– Imaginez cette délicate jeune fille, le cœur lourd d’amour et d’ennui, la tête folle: Isabelle la passionnée…

– Isabelle la dévergondée, soufflait l’abbé à demi-voix.

Je continuais comme si je n’avais pas entendu, mais déjà prenant élan pour riposter à l’interjection prochaine:

– Songez à tout ce qu’il a fallu d’espérance et de désespoir, de…

– Pourquoi songer à tout cela? interrompit-il sèchement. Nous n’avons pas à connaître des événements plus que ce qui peut nous instruire.

– Mais suivant que nous en connaissons plus ou moins, ils nous instruisent différemment…

– Que prétendez-vous dire?

– Que la connaissance superficielle des événements ne concorde pas toujours, pas souvent même, avec la connaissance profonde que nous en pouvons prendre ensuite, et que l’enseignement que l’on en peut tirer n’est pas le même; qu’il est bon d’examiner avant de conclure…

– Mon jeune ami, faites attention que l’esprit d’examen et de curiosité critique est la larve de l’esprit de révolte. Le grand homme que vous avez pris pour modèle aurait bien pu vous avertir que…

– Celui sur qui j’écris ma thèse, voulez-vous dire…

– Quel ergoteur vous faites! C’est avec un pareil esprit que…

– Mais enfin, cher Monsieur l’abbé, j’aimerais bien savoir si ce n’est pas cette même curiosité qui vous fait m’accompagner, à cette heure, qui vous penchait il a quelques instants sur ce lambris crevé, et qui vous a lentement poussé à connaître de cette histoire tout ce que vous m’en avez apporté!…

Son pas se faisait plus saccadé, sa voix plus brève; avec sa canne il frappait le sol impatiemment.

– Sans chercher comme vous des explications d’explications, quand j’ai connu le fait, je m’y tiens. Les événements lamentables que je vous ai dits m’enseigneraient, s’il en était encore besoin, l’horreur du péché de la chair; ils sont la condamnation du divorce et de tout de que l’homme a inventé pour essayer de pallier les conséquences de ses fautes. Voici qui suffit, n’est-ce pas!

– Voici qui ne me suffit pas. Le fait ne m’est de rien tant que je ne pénètre pas sa cause. Connaître la vie secrète d’Isabelle de Saint-Auréol; savoir par quels chemins parfumés, pathétiques et ténébreux…

– Jeune homme, méfiez-vous! vous commencez à en devenir amoureux!…

– Ah! j’attendais cela! Parce que l’apparence ne me suffit pas, que je ne me paie pas de mots, ni de gestes… Êtes-vous sûr de ne pas méjuger cette femme?

– Une gourgandine!

L’indignation chauffait mon front; je ne la contenais plus qu’à grand-peine.

– Monsieur l’abbé, de tels mots surprennent dans votre bouche. Il me semble que le Christ nous enseigne plus à pardonner qu’à servir.

– De l’indulgence à la complaisance il n’y a qu’un pas.

– Lui du moins ne l’eût pas condamnée comme vous faites.

– D’abord, ça vous n’en savez rien. Puis Celui qui est sans péché peut se permettre pour le péché d’autrui plus d’indulgence que celui dont… je veux dire que nous autres pécheurs nous n’avons pas à chercher plus ou moins d’excuse au péché, mais tout simplement à nous en détourner avec horreur.

– Après l’avoir bien reniflé comme vous avez fait cette lettre.

– Vous êtes un impertinent. – Et quittant l’allée brusquement, il partit à pas précipités par un petit chemin de traverse, jetant encore à la manière des Parthes des phrases acérées où je ne distinguais que les mots: enseignement moderne… sorbonnard… socinien…!

Quand nous nous retrouvâmes au dîner, il gardait un air renfrogné, mais en sortant de table il vint à moi en souriant et me tendit une main qu’en souriant aussi je serrai.

La soirée me parut plus morne encore qu’à l’ordinaire. Le baron geignait doucement au coin du feu; Monsieur Floche et l’abbé poussaient leurs pions sans mot dire. Du coin de l’œil je voyais Casimir, la tête enfouie dans ses mains, saliver lentement sur son livre que par instants il épongeait d’un coup de mouchoir. Je ne prêtais à la partie de bésigue que ce qu’il fallait d’attention pour ne pas faire perdre trop ignominieusement ma partenaire; Madame Floche s’apercevait et s’inquiétait de mon ennui; elle faisait de grands efforts pour animer un peu la partie:

– Allons Olympe! c’est à vous de jouer. Vous dormez?

Non ce n’était pas le sommeil, mais la mort dont je sentais déjà le ténébreux engourdissement glacer mes hôtes; et moi-même, une angoisse, une sorte d’horreur, m’étreignait. Ô printemps! ô vents du large, parfums voluptueux, musiques aérées, jusqu’ici vous ne parviendrez plus jamais! me disais-je; et je songeais à vous, Isabelle. De quelle tombe aviez-vous su vous évader! vers quelle vie? Là, dans la calme clarté de la lampe, je vous imaginais, sur vos doigts délicats, laissant peser votre front pâle; une boucle de cheveux noirs touche, caresse votre poignet. Comme vos yeux regardent loin! de quel ennui sans nom de votre chair et de votre âme, raconte-t-il la plainte, ce soupir qu’ils n’entendent pas? Et de moi-même, à mon insu, s’échappait un soupir énorme qui tenait du bâillement, du sanglot, de sorte que Madame de Saint-Auréol, jetant son dernier atout sur la table, s’écriait:

– Je crois que Monsieur Lacase a grande envie de s’en aller coucher. – Pauvre femme!

Cette nuit je fis un rêve absurde; un rêve qui n’était d’abord que la continuation de la réalité:

La soirée n’était pas achevée; j’étais encore dans le salon, près de mes hôtes, mais à eux s’adjoignait une société dont le nombre incessamment croissait, bien que je ne visse point précisément arriver de personnes nouvelles; je reconnaissais Casimir assis à la table devant un jeu de patience vers lequel trois ou quatre figures se penchaient. On parlait à voix basse, de sorte que je ne distinguais aucune phrase, mais je comprenais que chacun signalait à son voisin quelque chose d’extraordinaire et dont le voisin à son tour s’étonnait; l’attention se portait vers un point, là près de Casimir, où tout à coup, je reconnus, assise à table (comment ne l’avais-je pas distinguée plus tôt) Isabelle de Saint-Auréol. Seule parmi les costumes sombres, elle était vêtue tout en blanc. D’abord elle m’apparut charmante, assez semblable à ce que la montrait le médaillon; mais au bout d’un instant j’étais frappé par l’immobilité de ses traits, la fixité de son regard, et soudain je comprenais ce que l’on chuchotait à l’oreille: ce n’était pas là la véritable Isabelle, mais une poupée à sa ressemblance, qu’on mettait à sa place durant l’absence de la vraie. Cette poupée à présent me paraissait affreuse; j’étais gêné jusqu’à l’angoisse par son air de prétentieuse stupidité; on l’eût dite immobile, mais, tandis que je la regardais fixement, je la voyais lentement pencher de côté, pencher… elle allait chavirer, quand Mademoiselle Olympe, s’élançant de l’autre extrémité du salon, se courba jusqu’à terre, souleva la housse du fauteuil et remonta je ne sais quel rouage qui faisait un grincement bizarre et remettait le mannequin d’aplomb en communiquant à ses bras une grotesque gesticulation d’automate. Puis chacun se leva, l’heure étant sonnée du couvre-feu; on allait laisser la fausse Isabelle là seule; en partant chacun la saluait à la turque, excepté le baron qui s’approchait irrévérencieusement, lui saisit à pleine main la perruque et lui appliqua sur le sinciput deux gros baisers sonores en rigolant. Dès que la société avait achevé de déserter le salon – et j’avais vu sortir une foule – dès que l’obscurité s’était faite, je voyais, oui, dans l’obscurité, je voyais la poupée pâlir, frémir et prendre vie. Elle se soulevait lentement, et c’était Mademoiselle de Saint-Auréol elle-même; elle glissait à moi sans bruit; tout à coup je sentais autour de mon cou ses bras tièdes, et je me réveillais dans la moiteur de son haleine au moment qu’elle me disait:


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