Jusqu’au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l’attente. Pouvais-je aimer vraiment Isabelle? Non sans doute, mais, amusé jusqu’au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris? reconnaissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l’impatience de l’amour. Les dernières paroles de l’abbé n’avaient servi qu’à me stimuler davantage; que pouvait contre moi Gratien? J’aurais traversé fourré d’épines et brasiers!
Certainement quelque chose d’anormal se préparait. Ce soir-là personne ne proposa de partie. Sitôt après souper, Madame de Saint-Auréol commença de se plaindre de ce qu’elle appelait «sa gastrite» et se retira sans façons, tandis que Mademoiselle Verdure lui préparait une infusion. Peu d’instants après, Madame Floche envoya se coucher Casimir; puis, sitôt que l’enfant fut parti:
– Je crois que Monsieur Lacase a grande envie d’en faire autant; il a l’air de tomber de sommeil.
Et comme je ne répondais pas assez promptement à son invite:
– Ah! je crois qu’aucun de nous ne va prolonger bien tard la veillée.
Mademoiselle Verdure se leva pour allumer les bougeoirs; l’abbé et moi nous la suivîmes; je vis Madame Floche se pencher sur l’épaule de son mari qui sommeillait au coin du feu dans la berline; il se leva tout aussitôt, puis entraîna par le bras le baron qui se laissa faire, comme s’il comprenait ce que cela signifiait. Sur le palier du premier étage, où chacun, muni d’un bougeoir, se retirait de son côté:
– Bonne nuit! Dormez bien – me dit l’abbé avec un sourire ambigu.
Je refermai la porte de ma chambre; puis j’attendis. Il n’était encore que neuf heures. J’entendis monter Madame Floche, puis Mademoiselle Verdure. Il y eut sur le palier, entre Madame Floche et Madame de Saint-Auréol qui était ressortie de sa chambre, reprise d’une querelle assez vive, trop loin de moi pour que j’en pusse distinguer les paroles; puis un bruit de portes claquées; puis rien.
Je m’étendis sur mon lit pour mieux réfléchir. Je songeais à l’ironique souhait de bon sommeil dont l’abbé avait accompagné sa dernière poignée de main; j’aurais voulu savoir si lui, de son côté, s’apprêtait au somme, ou si cette curiosité qu’il se défendait d’avoir devant moi, il allait lui lâcher la bride?… mais il couchait dans une autre partie du château, faisant pendant à celle que j’occupais, et où aucun motif plausible ne m’appelait. Pourtant, qui de nous deux serait le plus penaud, si nous nous surprenions l’un l’autre dans le couloir?… Ainsi méditant il m’advint quelque chose d’inavouable, d’absurde, de confondant: je m’endormis.
Oui, moins surexcité sans doute qu’épuisé par l’attente et fatigué en outre par la mauvaise nuit de la veille, je m’endormis profondément.
Le crépitement de la bougie qui achevait de se consumer m’éveilla; ou, peut-être, vaguement perçu à travers mon sommeil, un ébranlement sourd du plancher: certainement quelqu’un avait marché dans le couloir. Je me dressai sur mon séant. Ma bougie à ce moment s’éteignit; je demeurai, dans le noir, tout pantois. Je n’avais plus pour m’éclairer que quelques allumettes; j’en grattai une afin de regarder à ma montre: il était près d’onze heures et demie; j’écarquillai l’oreille… plus un bruit. À tâtons je gagnai la porte et l’ouvris.
Non, le cœur ne me battait point; je me sentais de corps agile, impondérable; d’esprit calme, subtil, résolu.
À l’autre extrémité du couloir, une grande fenêtre versait jusqu’à moi une clarté non point égale comme celle des nuits tranquilles, mais palpitante et défaillante par instants, car le ciel était pluvieux et, devant la lune, le vent charriait d’épais nuages. Je m’étais déchaussé; j’avançais sans bruit… Je n’avais pas besoin d’y voir davantage pour gagner le poste d’observation que je m’étais ménagé: c’était, à côté de celle de Madame Floche, où vraisemblablement se tenait le conciliabule, une petite chambre inhabitée, qu’avait occupée d’abord Monsieur Floche (il préférait à présent le voisinage de ses livres à celui de sa femme); la porte de communication, dont j’avais soigneusement tiré le verrou pour me mettre à l’abri d’une surprise, avait un peu fléchi, et je m’étais assuré qu’immédiatement, sous le chambranle je pouvais glisser mon regard; il me fallait, pour y atteindre, me jucher sur une commode que j’avais poussée tout auprès.
À présent passait par cette fente un peu de lumière qui, renvoyée par le plafond blanc, me permettait de me guider. Je retrouvai tout comme je l’avais laissé dans le jour. Je me hissai sur la commode, plongeai mes regards dans la chambre voisine…
Isabelle de Saint-Auréol était là.
Elle était devant moi, à quelques pas de moi… Elle était assise sur un de ces disgracieux sièges bas sans dossier, qu’on appelait je crois des «poufs», dont la présence étonnait un peu dans cette chambre ancienne et que je ne me souvenais point d’y avoir vu lorsque j’étais entré porter des fleurs. Madame Floche se tenait enfoncée dans un grand fauteuil en tapisserie; une lampe posée sur un guéridon près du fauteuil les éclairait discrètement toutes deux. Isabelle me tournait le dos; elle s’inclinait en avant, presque couchée sur les genoux de sa vieille tante, de sorte que d’abord je ne vis pas son visage; bientôt elle releva la tête. Je m’attendais à la trouver davantage vieillie; pourtant je reconnaissais à peine en elle la jeune fille du médaillon; non moins belle sans doute, elle était d’une beauté très différente, plus terrestre et comme humanisée; l’angélique candeur de la miniature le cédait à une langueur passionnée, et je ne sais quel dégoût froissait le coin de ses lèvres que le peintre avait dessinées entrouvertes. Un grand manteau de voyage, une sorte de waterproof, d’une étoffe assez commune semblait-il, la recouvrait, mais relevé de côté, laissait voir une jupe noire de taffetas luisant sur lequel sa main dégantée, qu’elle laissait pendre et qui tenait un mouchoir chiffonné, paraissait extraordinairement pâle et fragile. Une petite capote de feutre et de plumes moirées, à brides de taffetas, la coiffait; une boucle de cheveux très noirs, repassait par dessus la bride et, dès qu’elle baissait la tête, revenait en avant cacher la tempe. On l’aurait dite en deuil sans un ruban vert scarabée qu’elle portait autour du cou. Madame Floche ni elle ne disaient rien; mais, de sa main droite, Isabelle caressait le bras, la main de Madame Floche et l’attirait à elle, et puis la couvrait de baisers.
À présent elle secouait la tête et ses boucles flottaient de gauche à droite; alors, comme si elle reprenait une phrase:
– Tous les moyens, dit-elle; j’ai vraiment essayé tous les moyens; je te jure que…
– Ne jurez point, ma pauvre enfant; je vous crois sans cela, interrompit la pauvre vieille en lui posant la main sur le front. Toutes deux parlaient à voix très basse comme si elles eussent craint d’être entendues.
Madame Floche se redressa, repoussa doucement sa nièce, et, s’appuyant sur les deux bras de son fauteuil, se leva. Mademoiselle de Saint-Auréol se leva pareillement, et tandis que sa tante se dirigeait vers le secrétaire d’où Casimir, avant-hier, avait sorti le médaillon, elle fit quelques pas dans le même sens, s’arrêta devant une console qui supportait un grand miroir et, pendant que la vieille fouillait dans un tiroir, s’avisant à son reflet du ruban émeraude qu’elle portait autour du cou, elle le détacha prestement, le roula autour de son doigt… Avant que Madame Floche ne se fût retournée, le ruban vif avait disparu, Isabelle avait pris une attitude méditative, les mains retombées et croisées devant elle, le regard perdu…