La pauvre vieille Floche tenait encore d’une main son trousseau de clefs, de l’autre la maigre liasse qu’elle avait été quérir dans le tiroir; elle allait se rasseoir dans son fauteuil, quand la porte, en face de celle où j’étais posté, s’ouvrit brusquement toute grande – et je faillis crier de stupeur. La baronne apparaissait dans l’embrasure, guindée, décolletée, fardée, en grand costume d’apparat et le chef surmonté d’une sorte de plumeau-marabout gigantesque. Elle brandissait de son mieux un grand candélabre à six branches, toutes bougies allumées, qui la baignait d’une tremblotante lumière, et répandait des pleurs de cire sur le plancher. À bout de forces sans doute, elle commença par courir poser le candélabre sur la console devant la glace; puis reprenant en quatre petits bonds sa position dans l’embrasure, elle s’avança de nouveau, à pas rythmés, solennelle, portant loin devant elle étendue sa main chargée d’énormes bagues. Au milieu de la chambre elle s’arrêta, se tourna tout d’une pièce du côté de sa fille, le geste toujours tendu, et, avec une voix aiguë à percer les murailles:
– Arrière de moi, fille ingrate! Je ne me laisserai plus émouvoir par vos larmes, et vos protestations ont perdu pour jamais le chemin de mon cœur.
Tout cela était débité, crié sur le même fausset sans nuances. Isabelle cependant s’était jetée aux pieds de sa mère, dont elle avait saisi la jupe, et la tirait, découvrant deux ridicules petits escarpins de satin blanc, cependant que de son front elle heurtait le plancher qu’un tapis recouvrait à cet endroit. Madame de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix:
– Ne vous aura-t-il pas suffi d’apporter au foyer de vos parents la misère; prétendez-vous poursuivre plus loin les…
Ici brusquement la voix lui manqua; alors se tournant vers Madame Floche qui se faisait toute petite et qui tremblait dans son fauteuil:
– Et quant à vous, ma sœur, si vous avez encore la faiblesse… – puis se reprenant: – Si vous avez la coupable faiblesse de céder encore à ces supplications, fût-ce pour un baiser, fût-ce pour une obole, aussi vrai que je suis votre sœur aînée, je vous quitte, je recommande à Dieu mes pénates, et je ne vous revois de ma vie.
J’étais comme au spectacle. Mais puisqu’elles ne se savaient pas observées, pour qui ces deux marionnettes jouaient-elles la tragédie? Les attitudes et les gestes de la fille me paraissaient aussi exagérés, aussi faux que ceux de la mère… Celle-ci me faisait face, de sorte que je voyais de dos Isabelle qui, prosternée, gardait sa pose d’Esther suppliante; tout à coup je remarquai ses pieds: ils étaient chaussés en pou-de-soie couleur prune, autant qu’il me sembla et que l’on en pouvait juger encore sous la couche de boue qui recouvrait les bottines; au-dessus, un bas blanc, où le volant de la jupe, en se relevant, mouillé, fangeux, avait fait une traînée sale… Et soudain, plus haut que la déclamation de la vieille, retentit en moi tout ce que ces pauvres objets racontaient d’aventureux, de misérable. Un sanglot m’étreignit la gorge; et je me promis, quand Isa quitterait la maison, de la suivre à travers le jardin.
Madame de Saint-Auréol cependant avait fait trois pas vers le fauteuil de Madame Floche:
– Allons! donnez-moi ces billets! Pensez-vous que sous votre mitaine je ne voie pas se froisser le papier? Me croyez-vous aveugle, ou folle? Donnez-moi cet argent, vous dis-je! – Et, mélodramatiquement, approchant les billets dont elle s’était emparée, de la flamme d’une des bougies du candélabre: – Je préférerais brûler le tout (faut-il dire qu’elle n’en faisait rien) plutôt que de lui donner un liard.
Elle glissa les billets dans sa poche et reprit son geste déclamatoire:
– Fille ingrate! Fille dénaturée! Le chemin qu’ont pris mes bracelets et mes colliers, vous saurez l’apprendre à mes bagues! – Ce disant, d’un geste habile de sa main étendue, elle en fit tomber deux ou trois sur le tapis. Comme un chien affamé se jette sur un os, Isabelle s’en saisit.
– Partez, à présent: nous n’avons plus rien à nous dire, et je ne vous reconnais plus.
Puis ayant été prendre un éteignoir sur la table de nuit, elle en coiffa successivement chaque bougie du candélabre, et partit.
La pièce à présent paraissait sombre. Isabelle cependant s’était relevée; elle passait ses doigts sur ses tempes, rejetait en arrière ses boucles éparses et rajustait son chapeau. D’une secousse elle remonta son manteau qui avait un peu glissé de ses épaules, et se pencha vers Madame Floche pour lui dire adieu. Il me parut que la pauvre femme cherchait à lui parler, mais c’était d’une voix si faible que je ne pus rien distinguer. Isabelle sans rien dire pressa une des tremblantes mains de la vieille contre ses lèvres. Un instant après je m’élançais à sa poursuite dans le couloir.
Au moment de descendre l’escalier, un bruit de voix m’arrêta. Je reconnus celle de Mademoiselle Verdure qu’Isabelle avait déjà rejointe dans le vestibule, et je les aperçus toutes deux en me penchant par dessus la rampe. Olympe Verdure tenant une petite lanterne à la main.
– Tu vas partir sans l’embrasser? disait-elle, – et je compris qu’il s’agissait de Casimir. – Tu ne veux donc pas le voir?
– Non, Loly; je suis trop pressée. Il ne doit pas savoir que je suis venue.
Il y eut un silence, une pantomime que d’abord je ne compris pas bien. La lanterne s’agita projetant des ombres bondissantes. Mademoiselle Verdure s’avançant, Isabelle se reculant, toutes deux se déplacèrent de quelques pas; puis j’entendis:
– Si; si; en souvenir de moi. Je le gardais depuis longtemps. À présent que je suis vieille, qu’est-ce que je ferais de cela?
– Loly! Loly! Vous êtes ce que je laisse ici de meilleur.
Mademoiselle Verdure la pressait entre ses bras:
– Ah! pauvrette! comme elle est trempée!
– Mon manteau seulement… ce n’est rien. Laisse-moi partir vite.
– Prends un parapluie au moins.
– Il ne pleut plus.
– La lanterne.
– Qu’est-ce que j’en ferais? La voiture est tout près. Adieu.
– Allons! Adieu, ma pauvre enfant! Que Dieu te… le reste se perdit dans un sanglot. Mademoiselle Verdure resta quelques instants penchée dans la nuit, et une bouffée d’air humide monta du dehors dans la cage de l’escalier; puis, sur la porte refermée, je l’entendis pousser les verrous…
Je ne pouvais passer devant Mademoiselle Verdure. Gratien emportait chaque soir la clef de la porte de la cuisine. Une autre porte ouvrait de l’autre côté de la maison, par où facilement j’eusse pu sortir, mais c’était un détour énorme. Avant que je ne l’aie retrouvée, Isabelle aurait déjà rejoint sa voiture. Ah! si de ma fenêtre je l’appelais… Je courus à ma chambre. La lune était de nouveau recouverte; guettant un bruit de pas j’attendis un instant; un souffle puissant s’éleva et, tandis que Gratien rentrait par la cuisine, à travers la chuchotante agitation des arbres, j’entendis la voiture d’Isabelle de Saint-Auréol s’éloigner.