Quand je revins chez moi, j’y trouvai la mère de Bernard, qui gardait ma petite fille pendant que j’étais à l’atelier. Elle fut bien contente d’apprendre que j’avais enfin trouvé de l’ouvrage.
«Est-ce que tu vas vivre seule? me dit-elle.
– Et comment voulez-vous que je vive? Mes sœurs ne veulent pas de moi.»
Je vis qu’elle était tentée de m’offrir un logement dans sa maison, mais qu’elle n’osait me le proposer de peur de s’engager et d’engager Bernard. D’ailleurs, son mari pouvait le trouver mauvais: il avait été très-fâché du bruit qui s’était fait et des paroles qu’il avait entendues le jour de l’enterrement de mon père; il ne voulait pas s’exposer à une seconde algarade. C’était un homme sage et voyez-vous, madame, les hommes de ce caractère n’aiment pas à s’exposer sans nécessité.
Je vécus donc seule, ne sortant que pour aller le dimanche à la messe et tous les autres jours à l’atelier. Je commençai aussi à réfléchir et à écouter avec plus de soin les exhortations qu’on faisait en chaire tous les dimanches.
Jusque-là j’avais entendu, sans les comprendre, les paroles de l’Évangile que lisait le curé dans sa chaire, ou plutôt, comme font les enfants, je marmottais des prières dont je n’avais jamais cherché le sens; mais quand je sentis que j’étais seule sur la terre, et que je ne pouvais attendre de consolation de personne, je commençai à réfléchir et à vouloir causer avec Dieu même, puisqu’on dit qu’il écoute également tout le monde, et qu’il n’est pas besoin d’être savant pour l’entretenir face à face.
En récitant les premiers mots de la prière que je faisais soir et matin: «Notre Père qui êtes aux cieux», je fus étonnée de n’avoir jamais pensé à ce que je commençai à me faire du ciel une idée que je n’avais jamais eue auparavant.
Je me souvins que mon père, qui n’était pourtant pas un savant, m’avait souvent dit que le ciel était tout autre chose que ce qu’on se figure; que c’était une espace immense où roulaient des milliards d’étoiles, et que ces étoiles étaient un million de fois plus éloignées de nous que le soleil, et qu’elles étaient elles-mêmes des soleils, et qu’autour de chacun de ses soleils tournaient des quantités innombrables de mondes plus grands que la terre entière et la mer; et je fis réflexion que si notre soleil était si petit en comparaison de cet espace immense, et si petite notre terre en présence du soleil, et si petite ma ville en présence de la terre entière, et moi si petite dans cette ville même, ce n’était pas la peine de s’occuper de mes voisins, ni de leur haine, ni de leur mépris; que la vie ici-bas était assez courte pour qu’on pût en oublier facilement et promptement toutes les douleurs; que si ce voisinage m’était insupportable, je pouvais me réfugier dans ma chambre et que mon âme trouverait aisément un abri dans ces pensées et dans ces espérances, qu’il n’était au pouvoir de personne de m’enlever.
Je pensai aussi que cette vie éternelle dont nous parlait le curé n’était peut-être pas autre chose qu’une vie nouvelle dans un monde meilleur, où je pourrais aisément trouver une place si je remplissais tous mes devoirs sur la terre; je pensai aussi avec joie que si j’avais commis une grande et inexcusable faute, je l’avais très-cruellement expiée; que le départ de Bernard, la mort de mon père, la haine et le mépris de mes voisins étaient des châtiments dont la justice divine pouvait se contenter, et que s’il m’arrivait de quitter cette vie avant le retour de Bernard, je pouvais espérer, ne m’étant pas révoltée contre ma destinée, qu’elle cesserait de me poursuivre dans un autre monde, et que je pourrais rejoindre mon père et vivre heureuse à mon tour.
Ces réflexions, que je vous dis bien mal, et que je ne fis pas en un jour, commencèrent à rendre mon esprit plus tranquille. Je ne craignais plus comme auparavant de tomber dans un affreux désespoir; ou plutôt, comme j’étais étendue toute meurtrie au fond du précipice, je ne craignais plus aucune chute ni aucune meurtrissure. Cependant mes épreuves n’étaient pas terminées.
IX
Le meurtrier de mon père ayant été arrêté, fut jugé deux mois après à la cour d’assises. Je fus forcée, comme témoin, d’assister au jugement. Nouvelle douleur, qui recommençait l’ancienne.
Ah! madame, si vous saviez dans quels termes les magistrats me parlèrent, comme on me fit entendre, en m’interrogeant, que j’étais une fille perdue, comme tous les témoins déclarèrent que j’avais une réputation déplorable, comme le procureur du roi me renvoya à ma place d’un air de mépris en relevant la manche de sa robe, comme on rejeta sur moi tous les torts de la querelle, comme l’avocat de celui qui avait tué mon père fit l’éloge de son client, comme il assura que mon pauvre père, le vieux Sans-Souci, était un homme sans mœurs, un vagabond, mal famé; que sais-je encore? (hélas! pauvre père! un si bon ouvrier, si laborieux et si doux! et c’est moi qui lui attirais toutes ces injures!) comme il ajouta que son client avait donné une marque d’intérêt et d’amitié à mon père en lui demandant des nouvelles de sa petite-fille; comment mon père, qui était toujours (à son dire) ivrogne et furieux, avait répondu par des injures et des coups à cette marque d’amitié; comme il avait voulu assommer le client, pris en traître (en traître!) et forcé de se défendre, avait résisté de son mieux; comment un compas s’était trouvé dans sa poche: comment mon père avait voulu le prendre et l’en frapper; comment l’autre s’était débattu et mon père s’était enferré, ce qu’on pouvait appeler «une justice de la divine Providence.».
Enfin, madame, il parla tant et si bien; il leva si souvent les bras vers le ciel et les fit retomber sur la barre, il invoqua les présents et les absents, et il dit de si belles choses de son client et de si laides de mon père et de moi, que l’assassin fut acquitté et que le peuple le reconduisit en poussant des cris et en applaudissant à la sentence; et moi, pour échapper aux coups de pierres et aux huées, j’attendis la nuit, je traversai la ville en courant, et m’enfermai chez moi en grande peur d’être poursuivie. C’est la justice des hommes.
Quand je rentrai, ma petite Bernardine me tendit les bras en riant; je la pris à mon cou, je la serrai de toutes mes forces sur ma poitrine, comme si l’on avait voulu me l’arracher, et je me sentis consolée. Après tout, grâce à mon travail et au petit jardin que mon père m’avait laissé, je n’avais ni froid ni faim, et je pouvais vivre en paix, entre ma famille et Dieu. Combien de malheureux voudraient pouvoir en dire autant!
Cependant je comptais les jours, les mois et les années qui me séparaient encore de Bernard. Lui seul me restait sur la terre; mais s’il venait à m’abandonner, je me sentais tout à fait découragée, car les réflexions pieuses et la confiance en Dieu pouvaient bien m’adoucir l’amertume de la vie, mais non pas me la rendre précieuse et me la faire aimer. L’amour seul pouvait faire ce miracle.
Une chose surtout, quand j’étais seule, m’inquiétait cruellement. Pourquoi ne m’écrivait-il pas? Il est vrai que je ne savais pas l’écriture (c’est un de nos grands malheurs à nous, pauvres ouvrières), mais la mère Bernard aurait dû me lire ses lettres.
Quand je l’interrogeais, elle répondait toujours:
«Bernard va bien, il sera sergent un de ces jours. Son capitaine est très-content. S’il veut être officier, il le sera, et même colonel.