– Colonel!»

À vous dire le vrai, madame, je ne sais pas trop ce que c’est qu’un colonel; mais j’ai toujours entendu dire qu’il faut être si riche et si grand seigneur pour en porter les épaulettes, que j’avais peine à croire que Bernard pût être colonel, et cependant, en y pensant bien, je trouvais que personne n’en pouvait être plus digne.

J’ai su depuis que la mère de Bernard ne me disait pas tout. Son fils m’avait écrit, mais en mettant sa lettre dans celle de sa mère, parce qu’il désirait que sa mère me la lût tout haut elle-même, et aussi parce qu’il avait peur que mon pauvre père (le vieux Sans-Souci), dont il ignorait la mort, ne voulût l’intercepter; en quoi il se trompait des deux côtés, car mon père me laissait toute liberté, et la mère de Bernard, qui commençait à se dégoûter de moi à cause de tout le bruit qu’on avait fait, et qui rêvait de voir son fils officier, et qui aurait voulu lui faire épouser la fille d’un notaire, garda soigneusement toutes les lettres sans m’en dire un seul mot.

Enfin, j’étais arrivée à l’âge de vingt-deux ans; Bernard n’avait plus que deux ans de service à faire, et je commençais à espérer la fin de mes peines, lorsqu’un soir le contremaître Matthieu, qui n’avait jamais cessé de me faire la cour mais que j’avais tenu à distance, s’avisa de me demander un rendez-vous.

Il faut vous dire que sa femme était morte depuis deux mois, et qu’avantageux comme il l’était, il avait toujours cru qu’il n’y avait que cet obstacle entre nous. Je le priai de me laisser tranquille.

«Écoute, dit-il, il faut que tu aies un amoureux caché, car de vivre ainsi seule et d’attendre quelqu’un qui ne viendra jamais, ce n’est pas naturel.»

Je haussai les épaules sans répondre, et je rentrai chez moi.

Il était à peu près dix heures du soir; Bernardine était déjà couchée et j’allais me coucher moi-même, lorsque j’entendis qu’on frappait à la vitre deux coups légers. Je n’eus pas grand’ peur d’abord, car il n’y avait rien à prendre chez moi, et la mère de Bernard venait quelquefois chez moi le soir et frappait de la même manière pour se faire entendre.

Je me levais donc et j’ouvris la fenêtre sans défiance.

«Est-ce vous, mère?»

Pour toute réponse, un homme sauta dans la chambre qui était au rez-de-chaussée et au niveau de la rue. Aussitôt je poussai un cri.

«Tais-toi, dit-il. C’est moi, Matthieu. Ne me reconnais-tu pas?»

Je reculai, moitié de frayeur, moitié de colère:

«Je ne vous connais pas. Que me voulez-vous? Sortez, ou j’appelle.

– Pas de bruit, Rose. On viendrait, on me trouverait ici, et l’on croirait que tu m’as fait venir. Expliquons-nous tranquillement.

– Je ne veux pas m’expliquer, lui dis-je avec force. Sortez d’ici!

– Allons, tu fais la méchante; tu as tort. Je t’aime, tu le sais bien. Tu es seule, je suis seul aussi, car mes enfants ne comptent pas. Nous pouvons vivre ensemble.

– Va-t’en, Matthieu, ou je crie: Au feu!»

À ces mots, il saute tout à coup sur moi et veut me fermer la bouche. Mais je me dégage à la faveur de l’obscurité; je saisis une chaise, et la jette dans ses jambes. Il tombe, j’ouvre la porte, et je me mets à courir comme une folle dans la rue.

Dès qu’il vit que je m’étais échappée, il sortit lui-même, et pour éviter d’être rencontré, il descendit à travers les jardins qui vont de ce côté-là jusqu’à la rivière.

Quand je vis qu’il était parti, je rentrai moi-même toute tremblante dans la maison, je fermai soigneusement la porte et la fenêtre, je mis un bâton à côté de mon lit pour me défendre si j’étais attaquée la nuit, et je dormis assez tranquillement jusqu’au lendemain.

Je ne parlai de cette aventure à personne, et on ne l’aurait pas connue si un voisin qui par hasard était dans son jardin, n’avait aperçu au clair de lune Matthieu qui fuyait du côté de la rivière. Il le reconnut sur-le-champ, et n’eut rien de plus pressé que d’en parler le lendemain à tout le quartier.

Ce fut une rumeur générale. Si le feu avait pris à trois maisons à la fois, on n’en aurait pas fait plus de bruit.

On fit d’abord raconter au voisin tout ce qu’il avait vu.

«À quelle heure?

– À dix heures.

– C’était Matthieu? L’avez-vous bien reconnu?

– Parbleu! si je l’ai reconnu! il a laissé sa casquette dans mon jardin.

– Et d’où venait-il?

– Ah! pour cela, je n’en sais rien.

– Je le sais, moi, dit une femme. Il venait de chez Rose-d’Amour.»

À ce nom, tout le monde se mit à crier:

«En voilà une gaillarde, une effrontée! Rien ne pourra donc la corriger? Comment! elle va débaucher les pères de famille, maintenant!

– Faites attention à ce que je vous dis, ajouta une de mes camarades d’atelier, il y aura encore quelqu’un de tué pour cette malheureuse.

– Ce n’est pas étonnant, dit une vieille femme. Les hommes n’aiment que ces créatures-là?»

Et cette fois encore, on rejeta sur moi tous les torts. C’était moi qui avais encouragé Matthieu. Du vivant de sa femme, je l’avais reçu chez moi tous les soirs. Quelqu’un dit qu’il l’avait vu sortir de ma maison à trois heures du matin. On plaignit la pauvre défunte, on assura qu’elle était morte du chagrin de voir la mauvaise conduite de son mari; enfin tout ce qu’on avait dit contre moi depuis le départ de Bernard se réveilla de nouveau, et cette fois je n’avais plus d’appui nulle part. Mon père était mort, mon pauvre père, le seul être qui m’eût protégée!

Il faut vous dire que j’avais encore, sans le savoir, un nouveau sujet de tristesse.

Quand je vis que Bernard ne m’écrivait pas et que sa mère ne me parlait plus de lui que rarement, de loin en loin, j’avais résolu d’apprendre à lire et à écrire, et d’écrire mes lettres moi-même, car excepté le catéchisme, qu’on m’avait fait apprendre pour la première communion, je ne savais absolument rien de ce qu’on enseigne dans les écoles.

Mais en même temps j’étais fort embarrassée d’apprendre, car d’abord, madame, je n’avais pas la tête bien organisée pour les livres. Cela vient un peu de naissance, comme vous savez, et mon père, mes sœurs et moi nous avions la tête si dure qu’il avait fallu renoncer à nous apprendre à lire.

Cependant, comme je veux fermement ce que je veux, je m’en allai trouver un pauvre garçon qu’on appelait Jean-Paul, qui était sans famille, sans parents connus, et sorti, je crois, de l’hospice de Lyon. Ce pauvre Jean-Paul, qui était boiteux et marqué de la petite vérole, mais doux comme un mouton et aimé de tout le monde à cause de sa bonté, faisait le soir, après souper, une école de lecture et d’écriture à sept ou huit filles de mon âge qui n’avaient pas appris à lire mieux que moi, et qui en sentaient trop tard la nécessité.


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