Je répondais à mon tour:
«Mon bon Bernard, mon cher Vire-loup, je t’aime comme je peux, c’est-à-dire de toutes mes forces.
– Ce n’est pas assez», disait Bernard.
Et nous commencions une dispute qui n’était pas près de finir, et qui valait toujours quelque chose à Bernard, car les disputes d’amoureux ne vaudraient guère si elles ne finissaient par un raccommodement, et le raccommodement par un baiser.
Pardonnez-moi, madame, de vous dire tout cela et de vous ennuyer de tous ces détails. Hélas! c’est le temps le plus heureux de ma vie, et il me semble, lorsque je vous le raconte, boire dans la même tasse un reste de crème qu’on aurait oublié par mégarde. Mais ces temps heureux allaient finir.
Quand Bernard eut vingt ans et moi dix-sept, nos parents pensèrent à nous marier. Le vieux Sans-Souci commençait à s’inquiéter de nos amours, pourtant si innocentes, et, n’eût été la conscription, il nous aurait mariés tout de suite; mais vous savez ce que c’est que la conscription, et comme elle dérange souvent la vie la mieux réglée et les projets les mieux établis. Pouvais-je épouser Bernard pour le voir s’enrôler six mois après, prendre le sac et le fusil, et passer sept ans aux pays lointains? Il fut donc décidé que nous attendrions ce terme fatal avant de nous marier.
Ce n’est pas sans délibérer beaucoup qu’on prit cette résolution. Comme les parents de Bernard étaient riches et avaient dans leur maison trois locataires qui payent chacun cent francs, il aurait été facile de trouver un remplaçant à mon pauvre Bernard; car si l’argent est bien précieux aux pauvres gens, encore vaut-il mieux donner son argent que ses enfants. D’ailleurs, cette année-là, les remplaçants étaient fort chers, vous vous en souvenez, madame: c’était en 1840, et l’on disait chez nous que ceux qui partiraient cette année-là seraient tués à la guerre comme au temps du grand Napoléon, et qu’il n’en échapperait pas un sur dix, et que ceux qui reviendraient dans leurs foyers seraient estropiés à jamais.
Quand on nous dit tout cela, et que les remplaçants coûteraient au moins trois mille francs pièce, la somme était si grosse qu’elle fit reculer les parents de Bernard, et qu’il fut résolu qu’on s’en remettrait au hasard, et qu’on ne prendrait aucune précaution contre le mauvais numéro. Je ne sais pas ce que pensa Bernard; mais il fit bonne contenance devant moi et me dit: «Rose-d’Amour, compte sur moi comme je compte sur toi, et ne crains rien. S’il faut partir, je partirai, je resterai sept ans en Afrique, ou en Allemagne, ou en Italie; mais dans le pays où l’on m’enverra, je ne penserai qu’à toi, je n’aimerai que toi, et si tu m’aimes encore dans sept ans nous serons heureux tout comme aujourd’hui, foi de Bernard!» Je le crus sur parole, mais je ne pus m’empêcher de pleurer. Sept ans! Hélas! madame, quand on est jeune et qu’on aime, sept ans, c’est la vie entière.
Parmi les larmes, je ne pus m’empêcher de dire: «Ah! la maudite conscription!» Sur quoi mon père, le vieux Sans-Souci, me dit en me prenant sur ses genoux: «Mon enfant, c’est la loi. Ce n’est pas nous qui l’avons faite, mais que veux-tu? c’est la loi… Et après tout, Bernard, s’il y a guerre, tu reviendras peut-être colonel, ou général, ou maréchal comme au temps de l’autre.»
Pauvre père! il cherchait à me consoler, mais je voyais bien sa tristesse qui était peut-être plus forte que la mienne parce que les vieilles gens désespèrent aisément de tout; les jeunes, au contraire, croient toujours que le bon Dieu va venir à leurs secours.
Enfin arriva le jour du tirage, et mon pauvre Bernard, plus mort que vif, s’en alla tirer le billet de l’urne. 19? Ah! madame, quand nous vîmes ce malheureux numéro, je sentis mon cœur défaillir, et je serais tombée à la renverse au milieu de la salle où se faisait le tirage, si mon père ne m’avait pas soutenue. Bernard s’avança vers nous:
«Eh bien! ma pauvre Rose-d’Amour, dit-il tout pâle, c’est fini: je vais partir.
– Tu vas partir, lui répondit assez rudement mon père, mais tu ne vas pas mourir. Allons, donne-lui le bras et ramène-la à la maison».
Quel retour! Il me semblait voir Bernard pour la dernière fois. Vous auriez cru assister à un enterrement.
«Encore s’il était borgne ou bossu! disait toujours mon père, qui faisait semblant de rire pour secouer notre tristesse. Mais non, ce gaillard-là est droit comme un I, il est joli garçon, il ferait trois lieues à l’heure: jamais le gouvernement ne voudra s’en priver pour toi, ma pauvre enfant.»
Le soir, on délibéra dans les deux familles sur ce qu’il fallait faire.
III
Bernard et moi nous assistions au conseil.
«Ah! dit le père Bernard, il est bien dur de travailler toute sa vie et d’amasser avec beaucoup de peine quatre ou cinq mille francs pour en faire cadeau au gouvernement ou n’importe à qui, quand on est vieux et quand on ne peut plus travailler.»
Mon père, qui était là, ne répliqua rien. Comme il n’avait pas de dot à me donner, il était trop fier pour engager les parents de Bernard à faire donner un remplaçant à leur fils. Ce fut la mère de Bernard qui répondit à son mari.
«Écoute, mon vieux. Ces trois mille francs qu’il nous faudra donner nous mettront sur la paille, c’est vrai; mais aimerais-tu mieux que Bernard partît pour l’armée, qu’il tint un fusil dans les mains, qu’il allât tuer l’ennemi, qu’il en fût tué ou estropié, pendant que nous jouirions ici bien tranquillement de l’argent gagné, et que nous aurions de bonne viande à manger et de bon vin à boire tous les jours que Dieu nous donne?
À chaque bouchée ne penserais-tu pas que Bernard est là-bas, qu’il a froid, qu’il a faim peut-être, qu’on nous le tue? Et cette pensée ne te couperait-elle pas l’appétit? Pour moi, je suis vieille, infirme, je n’ai pas longtemps à vivre, je n’ai pas d’autre enfant que Bernard, et je veux voir les siens avant de mourir. Qu’il en coûte ce qu’il pourra, il faut lui donner un remplaçant.
– Comme tu voudras, dit le vieux. Crois-tu que je n’aime pas Bernard autant que toi, et que je n’ai pas envie de voir une demi-douzaine de marmots grimper sur mes genoux et me tirer les cheveux et la barbe? Va, va, je ne regrette pas plus mon argent que toi. Allons, viens ici, Bernard, et toi, ma petite Rose-d’Amour, ne pleure pas comme une fontaine, tu auras ton amoureux. C’est convenu: embrassez-vous, et que ce soient là vos fiançailles. Demain, je vais chercher quelqu’un à qui je puisse vendre ma maison.
– Mais je ne veux pas que tu la vendes! s’écria mon pauvre Bernard. Je ne veux pas que ma mère et toi vous soyez ruinés pour moi. Je partirai. Rose-d’Amour m’attendra, je le sais; je reviendrai à cheval et avec des épaulettes comme un seigneur, et nous nous marierons dans sept ans comme Jacob et Rachel.
– Tais-toi, dit le père, et ne parle ni de Rachel ni de Jacob, ni de sept ans. Je veux voir ton premier-né l’année prochaine, et si Rose-d’Amour manque à nous le donner, je me fâcherai tout de bon. Allons, à quinze jours la noce. Est-ce décidé, vieux Sans-Souci?